Rédigé pour Le Monde en janvier 2006.
Spielberg et la survie des juifs
Par Yakov M Rabkin
Ce sont des scènes au lit avec lesquelles Spielberg commence et conclut son dernier film « Munich ». Le couple est le même, mais si au début l’homme est plein d’amour et de tendresse, dans la scène finale il est envahi par la violence et la douleur. Ce qui se passe entre les deux scènes, montre, souvent avec des détails macabres, comment un mari affectueux devient presque un animal. Le film semble une métaphore pour le rêve sioniste : transformer « le juif de diaspora chétif et soumis » en « Nouvel Hébreu fort et intrépide ». Spielberg met en relief l’antagonisme foncier entre ce rêve et l’héritage moral juif.
Le sujet est simple. Onze membres de la délégation olympique israélienne périssent lorsqu’ils sont enlevés par un commando palestinien à Munich en 1972. Golda Meir, le Premier ministre à l’époque, décide de venger ces morts et d’empêcher d’autres attaques. Elle choisit Avner, issu d’une famille de héros sionistes, dont la mère l’avait confié au kibboutz pour en faire un vrai Israélien. La mère a perdu tous ces proches pendant la Shoah, ce qui l’a convaincue de lutter pour un État pour les juifs. Les deux femmes, Golda Meir et la mère d’Avner, symbolisent la fermeté, la virilité et l’intransigeance : il leur faut dominer pour survivre. On nous montre Golda l’emporter sur des généraux mâles qui ne veulent pas escaler la violence.
La chasse aux Palestiniens qu’identifie le Mossad ne fait qu’alimenter un cycle infernal de violence et provoque des doutes au sein du commando israélien. On entend que « la vocation du juif est d’être juste » plutôt que se comporter comme ses ennemis. Ce sont ces doutes qui constituent le vrai foyer du film. Le seul à ne jamais hésiter est un homme blond aux yeux bleus qui parle avec l’accent sud-africain (j’ai vu le film en anglais à Montréal) dont l’image « aryenne » fait penser aux affiches sionistes des années 1930 qui glorifiaient le Nouvel Homme Hébreu.
Avner apparaît comme un otage du rêve sioniste de ses parents. Comme beaucoup d’Israéliens et de Palestiniens, il essaie de fuir la violence qui le poursuit dès sa naissance. Finalement, il trouve refuge à New York, l’incarnation même de l’exil où trouvent refuge des centaines de milliers d’Israéliens. Dans un épisode, les commandos israéliens et palestiniens partagent, par erreur, une maison (les Palestiniens prennent les Israéliens pour des membres de la gauche européenne). S’agit-t-il d’une allusion à la coexistence possible, à un « État de tous ces citoyens »?
Violence ne fait qu’engendrer plus de violence. Ce message, Spielberg le partage avec plusieurs cinéastes israéliens, dont Eytan Fox (« Tu marcheras sur l’eau ») et Avi Mograbi (« Pour un seul de mes deux yeux »). Ce qui distingue le film de Spielberg est son origine : un juif américain envoie un message de compassion et d’espoir à ses frères assiégés en Terre sainte. Il met en exergue la futilité ultime de tout projet de domination.
Le film nous rappelle que la version sioniste de l’histoire juive fait des juifs de diaspora des victimes impuissantes d’une injustice historique. Cette vision de l’histoire tend à stimuler une puissante pulsion d’agir. Par ailleurs, plusieurs fondateurs des unités armées sionistes, tant en Russie qu’en Palestine, reconnaissaient, il y a plus d’un siècle, l’importance du recours à la force comme un moyen d’arracher le juif de son passé judaïque. Le film illustre le paradoxe principal du sionisme: en essayant de préserver les juifs dans un État à eux, on a fini par les transformer au point de les rendre méconnaissables, en plus d’en faire le foyer d’un conflit militaire chronique.
La nature européenne du projet sioniste est évidente dans le film : tous les protagonistes sont des Ashkénazes. Dans ce sens, « Munich » constitue une suite de « La liste de Schindler ». Il montre que la violence qu’entame la Shoah se poursuit dans le conflit israélo-palestinien. « La liste de Schindler » se concentre sur la survie physique des juifs, « Munich » traite surtout de dangers à leur survie morale.
Sur ce plan, Spielberg projette sur l’écran un débat important: une remise en question du sionisme et de ses rapports avec la continuité juive. Est-ce que le sionisme est la culmination de l’histoire juive, l’accomplissement de son rêve messianique, ou bien une rupture ponctuelle, stérile et immorale? Depuis quelques années, plusieurs auteurs juifs critiquent ouvertement le sionisme (voir les titres : « Real Jews », « Prophets Outcast », « Wrestling with Zion », « The Question of Zion »). Tous ces titres sont en anglais car ce débat est pratiquement absent en France où beaucoup de juifs s’identifient inconditionnellement avec l’État d’Israël et tout ce qu’il fait. La communauté juive en France est une de ces diasporas « vassalisées par Israël » dont parle avec tant de dédain Elie Barnavi, l’ancien ambassadeur israélien à Paris.
Pour beaucoup d’Européens, l’image du juif devient celle du soldat israélien qui tire sur un jeune palestinien. En France, où cet amalgame est particulièrement commun, toute critique du sionisme est qualifiée d’antisémite. Le film de Spielberg force un débat d’idées sur les juifs et le sionisme. En Amérique et surtout en Israël ce débat est en plein essor. Les Français, juifs, chrétiens, musulmans et laïcs, ont tout intérêt à y prendre part. Ils pourront ainsi se reconnaître comme citoyens égaux plutôt que des ombres de pays et des cultes étrangers.
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L’auteur est professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est « Au nom de la Torah, une histoire de l’opposition juive au sionisme » (Québec, PUL 2004).