Paru dans Le Devoir (Montréal) le 14 novembre 2004
« Lorsque ton ennemi tombe… »
Yakov M Rabkin
« Lorsque ton ennemi tombe, tu ne te réjouis point, s’il succombe, que ton cœur ne jubile pas. » Cette citation des Proverbes (24, 17) vient à l’esprit lorsque j’observe les réactions de juifs, ici dans la Diaspora et en Israël, au récent décès de Yasser Arafat. Mais a-t-il été un ennemi des juifs? Comme d’habitude, les opinions sont partagées.
Pour beaucoup de colons israéliens dans les territoires occupés, la mort d’Arafat est une source de soulagement. Leur site web (www.A7fr.com) l’appelle « archi-terroriste », mais le condamne encore plus farouchement pour les accords d’Oslo. Elyakim Haetzni, d’origine allemande, ancien membre de la Knesset établi à Kiryat Arba près de Hebron, s’indigne des expressions respectueuses dont se sert la presse israélienne en parlant d’Arafat. « Comment expliquer le handicap de notre élite, qui n’est plus capable d’exprimer sa douleur, sa colère, son mépris et sa volonté de vengeance envers ses ennemis, tous ceux qui nous haïssent et veulent notre perte ? » Haetzni rejette systématiquement tous les projets de paix avec les Palestiniens, y compris les accords d’Oslo et la Feuille de route. Il appelle à la vengeance, malgré la tradition juive qui interdit toute vengeance. Les propos de Haetzni, présentés en français sur ce site web, trouvent un écho chez certains sionistes loin d’Israël. Ainsi selon une réplique provenant des bords pourtant paisibles du Lac de Genève, « Nous ne devons absolument pas oublier qu’Arafat est un archi-terroriste, et ceci même qu’il crève, au même titre que ses prédécesseurs aux noms maudits. » Le même écho des bords de la Seine. Tout en ignorant le rôle crucial que la France avait joué dans le développement de la puissance militaire d’Israël, y compris les armes nucléaires, ce sioniste étend l’appel à la vengeance au-delà des héritiers d’Arafat : « Quand va-t-on leur rendre leur monnaie à ces vieux caciques de la politique gaulliste antisémite ? »
Mais ce qui révolte surtout ces sionistes francophones, ce sont les signes d’amitié et de solidarité que d’autres juifs manifestent à l’égard d’Arafat et de son peuple. Ainsi le même site web des colons qualifie d’« extrémistes antisionistes » les activistes du mouvement international juif « Paix maintenant » en route pour assister aux obsèques d’Arafat à Ramallah. Pourtant, ce mouvement est explicitement sioniste et compte plusieurs membres de l’élite politique israélienne parmi ses membres. La visite de juifs pieux du mouvement anti-sioniste Netouré Karta au chevet d’Arafat lors de ses dernières heures provoque encore plus l’ire des colons et leurs alliés à l’étranger. En effet, plusieurs juifs s’étaient rendus à Paris pour offrir à Arafat leur soutien moral. Leurs images en redingotes noires en train de réciter des prières sont passées à la télévision du monde entier. Ces images contredisent celles, bien plus fréquentes à nos écrans, de colons armés harcelant les fellahs palestiniens en train de cueillir des olives. Et c’est ce qui met beaucoup de sionistes en colère car ces images suggèrent que les juifs ne sont point unis autour du drapeau israélien, et encore moins derrière les colons sionistes en territoires occupés.
En effet, plusieurs organisations juives pour la paix au Moyen-orient ont également adressé leurs sympathies au peuple palestinien. Est-ce que ces pacifistes juifs ont oublié les victimes israéliennes des Jeux olympiques à Munich ou les élèves massacrés à Maalot en Galilée? C’est ce dont les accusent les activistes sionistes en les qualifiant également de « juifs qui se haïssent ». Ces accusations ainsi que les appels à la vengeance mettent en relief une importante fracture au sein même du judaïsme contemporain qui s’est manifestée cette fois-ci à l’occasion du décès d’Arafat.
Il y a des juifs qui restent fidèles à l’héritage moral de la Torah qui leur enjoint d’être « miséricordieux, réservés et bienfaisants » et ceux pour qui l’État d’Israël est devenu l’alpha et oméga de leur judaïsme. Ces derniers sont obligés d’outrepasser la tradition juive qui privilégie la paix et la réconciliation et de mettre l’accent sur des interprétations littérales de certains passages bibliques que l’on peut utiliser comme une licence à l’égoïsme et à la cruauté. Une fois de plus, du sein du judaïsme, dont se sont séparés à l’époque le christianisme et l’islam, semble aparaître un nouveau système de croyances. La miséricorde y cède la place à la dureté, la réserve à l’audace, et ces nouvelles valeurs trouvent un écho chez beaucoup de juifs traumatisés par la Shoah et le terrorisme et influencés par l’interpétation sioniste de ces tragédies. En ignorant des avertissements réitérés dans la Torah de ne pas faire confiance à la force, ces juifs, animés par l’élan nationaliste inventé il y à peine un siècle, lient leur avenir au sort d’un État nation et de sa puissance militaire.
Le départ d’Arafat ne signifie pourtant pas la disparition de la cause palestinienne. Personne ne peut prédire comment les millions de juifs, de musulmans, de chrétiens et d’athées s’accommoderont entre le Jourdain et la Méditerranée : un Grand Israël qui déporterait tous les Palestiniens, un État palestinien à coté de l’État d’Israël ou un seul État démocratique qui assurerait l’égalité à tous ses citoyens dont Arafat avait été partisan à ses débuts. Mais quelles que soient les divisions dans la « rue juive » à l’égard de l’héritage du Raïs, peu nombreux sont ceux dont le cœur jubile à ce moment critique.
L’auteur est professeur titulaire à l’Université de Montréal; son dernier livre s’intitule Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (Ste-Foy, Presses de l’Université Laval, 2004).