Paru dans Le Temps (Genève), le 11 janvier 2005.
L’État, a-t-il besoin de Dieu? Quelques réflexions à partir du judaïsme
Yakov M Rabkin
A la différence de la Constitution helvétique, la Déclaration de l’indépendance qui est lue au moment de la fondation de l’État d’Israël en 1948 ne contient aucune référence à Dieu. Les athées qui constituent la force motrice du mouvement sioniste acceptent, à contrecœur, d’y insérer l’expression « Rocher d’Israël » qui pourrait satisfaire les traditionalistes qui y auraient reconnu une référence à Dieu sans, pour autant, froisser les sensibilités de la majorité.
La Torah, tant écrite qu’orale, rapporte les origines des juifs aux expériences communes de l’épiphanie lors de la sortie d’Égypte et de la réception de la Torah au mont Sinaï. Ce groupe se distingue par son engagement envers la Torah, et même si la Torah abonde en épisodes de transgression et d’oubli de la loi divine de la part des enfants d’Israël, le rapport normatif avec la Torah reste déterminant. C’est ce rapport et l’obligation de suivre les commandements formulés par la Torah qui font des juifs « le peuple élu », concept qui ne comporte aucune notion de supériorité intrinsèque. Paul Johnson, l’auteur — non juif — d’une histoire des juifs, confirme que : « le judaïsme a toujours été plus important que la somme de ses adeptes. Le judaïsme a créé les juifs, et non pas l’inverse (…). D’abord vient le judaïsme. Il n’est pas un produit mais un programme, et les juifs sont les instruments de sa réalisation ».
Cette vision du judaïsme constitue l’élément dominant de l’histoire juive. Or, parler du judaïsme à l’époque actuelle requiert une reconnaissance des changements qu’apportent le sionisme et l’État d’Israël dans la vie juive. Une précision de rigueur : tout amalgame semble grossier, voire dangereux, lorsque nous confondons religion et politique en nous référant à « L’État juif » ou « L’État hébreu ». Professeur d’études juives aux Etats-Unis, le Rabbin Jacob Neusner affirme à propos de la mutation du sens du mot Israël : « Aujourd’hui, le mot Israël signifie généralement la nation politique outre-mer, l’État d’Israël. Quand on dit Je vais en Israël, on sous-entend un voyage à Tel-Aviv ou à Jérusalem […] Dans toutes les versions du judaïsme, Israël ignifie modeler la vie à l’image, à l’exemple de Dieu qui se manifeste dans la Torah. Aujourd’hui, Israël dans l’office à la synagogue se réfère à la congrégation sainte, mais Israël dans les affaires communautaires juives signifie l’État d’Israël ».
Le rapport du judaïsme à l’État depuis la destruction du Temple de Jérusalem il y a presque deux mille ans, se forme dans les conditions où les juifs sont minoritaires. Ils s’adaptent à ces conditions, souvent soumis à l’exclusion et à la discrimination, voire à la violence physique, parfois meurtrière. L’espoir messianique, l’espoir d’une délivrance divine, explique l’endurance des juifs à travers les siècles. Cet espoir se manifeste dans l’histoire juive à maintes reprises mais les autorités rabbiniques modèrent ces élans d’enthousiasme qui, selon elles, risquent de tourner en déception et d’aliéner complètement les fervents du judaïsme.
Cet enthousiasme se réveille de nouveau à l’occasion de l’Émancipation des juifs par Napoléon. Des communautés entières, par exemple aux Pays-Bas et en Rhénanie, accueillirent les troupes françaises comme elles auraient reçu le Rédempteur qui les libérait et les amenait vers la Terre promise de la Liberté, de l’Égalité et de la Fraternité.
L’Émancipation que Napoléon impose à la plupart des pays conquis, s’enracine en Europe au courant du 19e siècle, arrivant en Suisse en 1866. Elle octroie les droits civiques et l’égalité juridique aux juifs. Auparavant, les juifs sont légalement exclus de la sphère publique. En même temps, ils jouissent d’habitude d’une autonomie judiciaire reconnue par l’État. Les cours rabbiniques pouvaient recourir à la coercition et géraient ainsi les communautés juives de la Lituanie jusqu’au Maroc.
Même après l’Émancipation, ces tribunaux rabbiniques continuent de fonctionner au sein des communautés juives de taille mais ils n’ont plus de pouvoir de coercition. Les parties litigieuses doivent au préalable s’engager à accepter le verdict de la cour rabbinique. La loi juive oblige le juif pratiquant, en cas de litige, à recourir d’abord à un tribunal rabbinique. Bien entendu, il ne s’agit que de problèmes ayant trait à la proprieté et au statut personnel. L’évolution de la jurisprudence judaïque témoigne d’une capacité d’adaptation aux circonstances locales tout en préservant l’essentiel de la tradition. L’idéal judaïque ne constitue guère la recherche des temps révolus (vivre comme Moïse ou Ezra) mais plutôt la recherche d’une articulation du judaïsme qui serait comprise et suivie dans le contexte du jour présent.
L’État d’Israël est-il bon pour les juifs?
Tandis que les juifs pratiquants respectent les lois des pays où ils résident, certains font une exception pour l’État d’Israël qu’ils considèrent illégitime. Même de l’avis du Rabbin Moshe Lichtenstein, pourtant porteur de l’idéologie sioniste, afin de reconnaître la légitimité de l’État israélien il faut d’abord accepter le sionisme comme une valeur positive dans la perspective spirituelle du judaïsme. Or, le sionisme, dès ses origines à la fin du 19e siècle, ne fait point l’unanimité parmi les juifs.
Le sionisme représente un mouvement nationaliste qui vise quatre objectifs essentiels : 1) transformer l’identité transnationale juive centrée sur la Torah en une identité nationale à l’instar d’autres nations européennes ; 2) développer une nouvelle langue vernaculaire, soit une langue nationale, fondée sur l’hébreu biblique et rabbinique ; 3) déplacer les juifs de leurs pays d’origine vers la Palestine ; et 4) établir un contrôle politique et économique sur la Palestine.
Il s’agit d’un projet de modernisation par excellence. Dans ce sens, l’État d’Israël représente toujours le défi de la modernisation occidentale dans une région qui y reste réfractaire, voire hostile. Cette hostilité provient non seulement de populations arabes qui se sentent victimes de ce projet mais également de populations juives, elles aussi en pleine croissance démographique, qui s’opposent à la définition laïque et nationale du juif qui est au cœur même de l’entreprise sioniste.
Tant les intellectuels sionistes que les rabbins orthodoxes qui s’opposent à eux, s’entendent pour dire que le sionisme représente une négation de la tradition juive. Selon Yosef Salmon, expert israélien de l’histoire du sionisme : « Le sionisme a posé la plus grave menace parce qu’il visait à voler à la communauté traditionnelle tout son patrimoine, tant dans la diaspora qu’en Eretz Israël, à lui enlever l’objet de ses attentes messianiques. Le sionisme défiait tous les aspects du judaïsme traditionnel : dans sa proposition d’une identité juive moderne et nationale ; dans la subordination de la société traditionnelle à des styles de vie nouveaux ; dans son attitude envers les concepts religieux de diaspora et de rédemption. La menace sioniste a atteint chaque communauté juive. Elle était implacable et frontale, et l’on ne pouvait lui opposer qu’un rejet sans compromis ».
Citons, à titre d’exemple, le Rabbin Moritz Güdemann (1835-1918) de Vienne, qui rejette, en réaction au premier congrès sioniste tenu à Bâle en 1897, toute tentative de séparer la nation juive de sa foi monothéiste. Selon lui, la Torah serait indépendante de toute considération territoriale, politique ou nationale. Un retour vers un concept païen porteur d’exclusivisme de la nationalité juive serait donc une forme autodestructrice de l’assimilation collective des juifs. L’approche nationaliste constitue pour lui une une négation de toute la tradition juive, et cette contradiction reste un foyer important des critiques judaïques du sionisme.
On comprend alors pourquoi les juifs considérant l’État sioniste comme une révolte contre la volonté divine refusent d’obéir à ses lois. Mêmes ceux parmi les juifs orthodoxes qui sont sionistes, voire identifient l’État d’Israël au « début de la délivrance messianique », refusent d’obéir à certaines lois qu’ils considèrent contraires à la volonté divine. Plusieurs rabbins sionistes ont appelé les soldats et officiers de Tsahal à refuser tout ordre qui les obligerait à évacuer les territoires occupés. Le critère de la conformité à la volonté divine mine donc la légitimité de l’État d’Israël à partir de deux extrêmes opposés : les rabbins antisionistes et leurs confrères farouchement sionistes. La situation est d’autant plus complexe que le judaïsme manque d’un centre décisionnaire. Le Grand rabbinat israélien, établi par les autorités mandataires britanniques, puise son autorité de l’État et n’est pas reconnu par une partie importante de la population juive pratiquante.
Dans son histoire intellectuelle du sionisme, l’historien israélien Shlomo Avineri reconnaît qu’il serait « banal, conformiste et apologétique » d’insérer le sionisme dans « le lien étroit avec le Pays d’Israël ». Le sionisme incarnerait plutôt une transformation dans la conscience juive, sûrement pas une suite logique de siècles de soupirs pour la Terre Sainte.
Même pour la minorité des juifs qui restent pratiquants – qu’ils soient sionistes, non sionistes ou antisionistes – l’entreprise sioniste et l’État d’Israël ne changent rien sur le plan théologique. Tous — à Jérusalem, à Montréal ou à Genève — récitent la même prière à l’occasion des fêtes juives : « … à cause de nos fautes nous avons été exilés de notre pays, éloignés de notre terre… Notre père, notre roi, notre Dieu …rassemble nos dispersions depuis les confins de la terre, et fais-nous venir à Sion ta ville, dans la joie et à Jérusalem, ville de ton sanctuaire dans une joie éternelle».
Pour citer encore le Rabbin Jacob Neusner, sans doute l’auteur le plus prolifique en matière de judaïsme : « Même si le nombre de juifs diminue, la vie de la religion, le judaïsme, peut très bien prospérer parmi ceux qui la pratiquent. […] [Car] le judaïsme n’est pas une religion ethnique, et les opinions d’un groupe ethnique ne peuvent point servir à définir cette religion. La pratique d’une foi unique peut prendre des formes diverses dans des circonstances différentes, mais la culture nationale de l’État d’Israël, même si elle comprend le judaïsme, n’est pas la même chose que le judaïsme… »
Ainsi, avant de décider si Dieu est nécessaire à l’État, les juifs doivent d’abord s’entendre pour savoir si l’État d’Israël dans sa structure actuelle leur est nécessaire, ou même souhaitable.
Yakov M. Rabkin est professeur titulaire d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme est paru en avril 2004
Cette conférence a été donnée à l’Université de Lausanne. Le public a entendu aussi une conférence du conseiller fédéral Moritz Leuenberger, sur le même thème : « Dieu est-il nécessaire à l’Etat? »