Traduit du Baltimore Sun
Le fossé s’élargit entre les juifs sur la question du sionisme
publié le 6 avril sur Contreinfo.info et le 22 avril 2007 sur http://www.france-palestine.org
Yakov M. Rabkin
Une profonde division s’est développée entre les défenseurs sionistes d’Israël et les juifs laïques et religieux, qui rejettent ou remettent en question le sionisme et le comportement de l’état d’Israël. Un débat public ouvert et franc sur la place d’Israël dans la continuité juive a désormais lieu.
De nombreux juifs tentent d’aborder la question des contradictions existant entre le judaïsme tel qu’ils le professent et l’idéologie sioniste qui s’est emparée d’eux. Et ceci au moment où de profondes préoccupations sur le futur d’Israël s’expriment à travers tout le spectre politique et religieux d’Israël.
Certains juifs demandent maintenant publiquement si l’état-nation ethnique, assiégé chroniquement au Moyen-Orient, est « bon pour les juifs. » Parmi eux, beaucoup continuent à être préoccupés par le fait que le sionisme militant détruit les valeurs morales juives et met en danger les juifs en Israël et ailleurs. Cette discussion est également entrée dans la culture populaire : Le récent film « Munich » de Steven Spielberg se focalise sur le coût moral pour Israël qu’entraîne l’utilisation chronique de la force.
Le lobby israélien aux Etats-Unis, aligné sur les positions de la droite nationaliste en Israël, a attaqué de manière hargneuse le réalisateur juif et son film avant même sa sortie. Il a également vilipendé plusieurs livres édités lors des dernières années – Prophets Outcast, Wrestling With Zion, The Question of Zion, The Myths of Zionism – tous écrits par des juifs qui sont préoccupés par ce conflit essentiel entre le sionisme et les valeurs juives.
Il y a quelques semaines, le lobby israélien (par l’intermédiaire du Comité Juif Américain) a publié un rapport prétendant que les juifs qui critiquent Israël mettent en danger son « droit à exister » et favorisent l’anti-sémitisme. Ceci a entraîné un certain nombre de juifs en Grande-Bretagne, au Canada et aux Etats-Unis à s’exprimer, ce qui a conduit a un débat franc sur Israël dans des journaux de référence, même conservateurs. En janvier, l’Economist, hebdomadaire [britannique] éminemment « pro-establishment », a publié une enquête concernant « l’état des juifs » et un éditorial qui invitait les juifs de la Diaspora à s’éloigner de la position proclamant « mon pays avant tout, qu’il ait tort ou raison » adoptée par beaucoup d’organisations juives.
La prise de position en faveur de l’émancipation des juifs par rapport a l’état d’Israël et ses politiques a jeté un pont sur quelques vieilles divisions en même temps qu’elle en créait de nouvelles. Ainsi, un critique ultra-Orthodoxe d’Israël, habituellement contre toute réforme du judaïsme, a loué un rabbin réformiste qui a déclaré, « quand les défenseurs juifs d’Israël à l’étranger ne s’expriment pas contre des politiques désastreuses qui ne garantissent pas la sécurité de ses citoyens ni ne produisent le climat adéquat pour essayer d’atteindre une paix juste avec les Palestiniens… ils trahissent des valeurs juives millénaires et agissent contre les intérêts propres d’Israël à long terme ».
Les relations entretenues avec l’état d’Israël et avec le sionisme ont divisé les juifs. L’axe, le long duquel cette division s’est formée ne correspond a aucune des divisions habituelles ashkénaze/sépharade, pratiquant/non pratiquant, orthodoxe/non-orthodoxe. Dans chacune de ces catégories se trouvent des juifs pour qui la fierté nationale, et même l’arrogance (chutzpah), est une valeur positive, et qui donnent leur appui enthousiaste a l’état qui incarne ce qu’ils identifient comme une force de la vie, un triomphe de la volonté et une garantie de la survie juive.
Mais chacune de ces catégories inclut également des juifs qui croient que l’idée même d’un état juif, et le prix humain et moral qu’il exige, sape tout ce que le judaïsme enseigne, en particulier les valeurs clés de l’humilité, de la compassion et de la bonté. Tout comme les partisans les plus inconditionnels d’Israël, ils pointent du doigt le paradoxe qui veut qu’Israël, souvent présenté comme un asile ultime, devienne l’un des endroits les plus dangereux pour les juifs. Les médias israéliens rapportent un niveau d’inquiétude sans précédent qui vise non seulement le futur de l’état mais également la survie physique de ses habitants. Certains tentent de redéfinir « le but national d’Israël » comme moyen de revitaliser la société très démoralisée d’Israël. Les clivages sur Israël et le sionisme sont si aigus qu’ils peuvent diviser les juifs de manière aussi irrémédiable que lors de l’avènement du christianisme il y a deux millénaires. Le christianisme, qui incarne une lecture grecque de la Torah, s’est par la suite détaché du judaïsme. Comme le christianisme, le sionisme, reflétant une lecture nationaliste et romantique de la Torah et de l’histoire juive, en est venu à fasciner de nombreux juifs.
Il reste à voir si la rupture entre ceux qui s’en remettent a la tradition morale juive et les convertis au nationalisme juif peut un jour être réduite. Bien qu’elle soit fatale pour les juifs et le judaïsme, cette rupture pourrait ne pas affecter nécessairement Israël, qui compte de nos jours beaucoup plus de chrétiens évangéliques que de juifs parmi ses défenseurs inconditionnels.
Yakov M. Rabkin est l’auteur de “Au nom de la Torah : Une histoire de l’opposition juive au sionisme”. Il est professeur d’histoire et membre du Centre for International Studies a l’Université de Montréal.
Son e-mail est yakov.rabkin@umontreal