Le religieux et le politique: l’inévitable collision
L’équipe Poexil discute de la place de la religion dans la sphère publiquePeut-on penser le religieux sans s’y soumettre ni le juger? C’était l’ambitieux programme, non dénué d’angélisme, que les responsables de l’équipe Poexil ont présenté aux participants du colloque «Penser le religieux», tenu à l’UdeM les 6 et 7 mai.
Poexil (contraction de «poésie» et d’«exil») est un groupe de recherche et de discussion dirigé par le professeur Alexis Nouss, du Département de linguistique et de traduction. Rattaché au groupe interuniversitaire Le soi et l’autre, Poexil s’intéresse à la contribution intellectuelle de penseurs et de littéraires issus de pays aux prises avec de graves crises politiques ou sociales et qui vivent en exil. Le groupe s’est penché sur la question religieuse en tant que composante identitaire de l’exil et de la pensée en migration.
Moderniser l’islam ou islamiser la modernité?
Une demi-journée du colloque a été consacrée à la «réconciliation du politique et du religieux» avec, entre autres participants, le controversé Tariq Ramadan, professeur d’islamologie à l’Université de Fribourg, en Suisse.
Selon celui qui passe pour un réformateur au sein du monde musulman et pour un «islamiste modéré» aux yeux de ses interlocuteurs non musulmans, le concept de laïcité, souvent considéré comme incompatible avec l’islam, serait au cœur même du droit musulman depuis le 9e siècle. Du moins la laïcité entendue au sens de séparation des Églises et de l’État, de la différenciation du privé et du public, du dogmatique et du rationnel.
«La distinction de ces sphères est un fondement naturel du droit musulman, a-t-il affirmé. Il y a autant de modèles de sécularisation qu’il y a de pays et le concept n’a pas été inventé par l’Occident. Chaque société doit trouver son modèle selon ses propres spécificités.»
Selon Tariq Ramadan, il faut repenser le rapport entre le privé et le public afin que chaque citoyen y apporte son éthique fondée sur ses convictions personnelles. «Le dogmatique produit de l’éthique», a-t-il déclaré.
Du même souffle, il a dit toutefois rejeter le principe du communautarisme (société conçue comme un regroupement de communautés distinctes) et être en accord avec le principe de la laïcité de l’espace public. La redéfinition du rapport entre le privé et le public doit se faire en visant des valeurs communes à tous et sans remettre en question la «distinction de sphères». Mais qu’est-ce que l’islamologue veut exactement introduire dans le débat? Tout est dans le non-dit.
«Voulez-vous moderniser l’islam ou islamiser la modernité?» lui a demandé un participant, qui n’a pas obtenu de réponse. Un des organisateurs du colloque, Sathya Rao, de l’Université de Paris-X, a reproché à Tariq Ramadan d’avoir dilué son identité musulmane dans un message à saveur pluraliste, établissant le lien avec le double discours qu’on lui reproche de tenir en Europe.
Un autre participant a demandé au conférencier ce qu’il pensait réellement de la lapidation et du foulard islamique. La lapidation trahirait, selon Tariq Ramadan, les principes de l’islam parce que, dans les conditions actuelles, elle n’est pas applicable. Ouf! À l’endroit des pays où cette pratique subsiste, le professeur demande un moratoire, le temps que les savants islamologues fassent le point sur les textes.
Pour le hidjab, il soutient que son port est une prescription divine, mais qui doit être volontaire! “On ne peut obliger une femme à porter le voile, mais on ne peut non plus lui interdire de le porter, a-t-il résumé. Il doit être porté dans le cadre d’un acte de foi.« Autrement dit, la bonne musulmane le porte.
Conflit entre le soi et les autres
Rachad Antonius, professeur de sociologie à l’UQAM et spécialiste du Proche-Orient, a souligné pour sa part que, dans le monde arabe, la religion englobe quatre éléments: elle est une source de spiritualité, elle soutient un engagement social, elle marque l’identité et elle fournit un cadre normatif.
À son avis, la résurgence de la religion dans la sphère publique pose problème dans les deux derniers éléments. «L’identité sociale confondue avec la confession religieuse ne laisse pas de place au choix personnel dans la recherche de sens, a-t-il dit. Le communautarisme religieux comme modèle de sens nie aux individus la possibilité de contester le sens imposé soit par l’État, soit par le groupe confessionnel.»
Pour le professeur Antonius, d’origine arabo-chrétienne, ceux qui revendiquent en Occident la liberté de croyance doivent aussi la revendiquer pour les pays du Proche-Orient. «En Égypte, a-t-il souligné, se convertir au christianisme peut être considéré comme une menace à la sécurité de l’État!» Le nationalisme panarabe aurait permis de dépasser ces identités locales, mais il a été éclipsé par les différents projets nationaux, a déploré le conférencier.
Il a signalé par ailleurs que, dans le débat sur la laïcité de l’espace public, on confond souvent les faiblesses de la mise en œuvre avec les principes de la laïcité. «Si l’on critique les limites de la mise en œuvre, il faut confronter les ratés avec les pratiques concrètes qui résulteraient d’un système alternatif.»
Être juif et antisioniste
Les organisateurs du colloque avaient aussi invité le rabbin Jacob Lévy, du centre Beit Rambam, à prendre part au débat, mais celui-ci s’est désisté à la dernière minute, jugeant que les positions de Tariq Ramadan manquent de modération. Yakov Rabkin, professeur au Département d’histoire de l’UdeM, a été invité à le remplacer.
S’exprimant en son nom personnel, le professeur a profité de la tribune pour présenter son volume lancé récemment – Au nom de la Torah: une histoire de l’opposition judaïque au sionisme (PUL, 2004) – et qui traite du conflit entre religion et politique au sein du peuple juif de la diaspora et d’Israël.
Ne voulant pas être en reste par rapport à la «laïcité musulmane», Yakov Rabkin a soutenu que le Talmud prévoyait lui aussi la «distinction du religieux et du politique». Considérant toutefois que le sionisme a volé le patrimoine identitaire de la communauté juive et provoqué l’une des plus grandes déchirures de son histoire, le professeur impute à la laïcisation des juifs l’émergence du sionisme et le maintien de l’État d’Israël. Selon la thèse défendue dans son ouvrage, les juifs non religieux (qui forment aujourd’hui la majorité de la communauté) ont détourné les attentes messianiques de la communauté au profit de la création d’un État national qui devait fonder une nouvelle identité juive moderne.
Actuellement, affirme-t-il, il y a moins de juifs que de chrétiens parmi les partisans inconditionnels d’Israël.
Le débat sur la «réconciliation du politique et du religieux» durera sans doute tant qu’il y aura du politique et du religieux.
Daniel Baril |