Septembre 2006.
La mémoire de la Shoah et le recours à la force
Yakov M Rabkin
Commémorer la Shoah est une occasion d’apprécier la diversité du vécu juif qui abhorre la pensée unique. Certains juifs tirent de la Shoah une leçon simple: il faut établir son propre État, le rendre fort et y amener le nombre maximum de juifs afin de le peupler contre toute contestation arabe. Pour eux, « un juif sans arme compte autant qu’un juif mort ».
D’autres juifs voient dans la Shoah le danger que représente un État puissant qui pratique la discrimination raciale et transcende la morale individuelle. Ce qui explique le rôle de juifs, y compris de rabbins de renom, dans la lutte contre la discrimination des noirs aux Etats-Unis. C’est cet engagement moral qui pousse beaucoup de juifs à se solidariser avec la souffrance des Arabes palestiniens.
La Shoah a frappé disproportionnellement fort les juifs haredis (comme se nomment ceux que nous appelons parfois « ultra-orthodoxes », un terme qui implique un jugement dont je préfère m’abstenir). Nous les voyons notamment à Anvers, à New York ou à Jérusalem. Ils ne s’associent point aux commémorations officielles, qui en Israël impliquent l’armée dont la majorité des juifs haredis ne font pas partie. Beaucoup d’entre eux ne s’arrêtent même pas à la sirène marquant la minute de silence introduite par les autorités israéliennes pour commémorer la Shoah.
Ce refus paraît paradoxal, car la mémoire se trouve au cœur même du judaïsme. Les juifs pratiquants commémorent toujours la destruction du Temple de Jérusalem survenue il y a presque deux mille ans. Comment peuvent-ils refuser de commémorer une tragédie si récente? En réalité, eux aussi, ils la commémorent, mais différemment. En refusant la définition raciale et « objective » du juif qui était à la base de la Shoah, ils affirment que ce qui distingue le juif est le libre arbitre qui trouve son sens dans un lien particulier avec la Torah. Face à la Shoah, les juifs haredis se sentent interpellés de renforcer ce lien.
Rester immobile, ne serait-ce que durant une ou deux minutes, leur est étranger comme rituel. Ils commémorent la Shoah en bâtissant des écoles de Torah partout où habitent les juifs, en Israël comme ailleurs. Leurs efforts portent fruit : aujourd’hui il y a plus de juifs et de juives qui étudient la Torah qu’à toute période précédente de l’histoire.
Il y a quelques années, trois avions de chasse israéliens F-15 frappés de l’étoile de David et pilotés par des descendants de survivants de la Shoah ont survolé Birkenau-Auschwitz. En commentant cette manifestation, un des pilotes s’est réjouis: « C’est un triomphe pour nous. Il y a soixante ans, nous n’avions rien : pas de pays, pas d’armée, rien. Maintenant nous y arrivons à bord de nos avions de chasse ».
Or, les juifs en redingote noire commémorent la Shoah en se souvenant des paroles du prophète Samuel : « ce n’est pas la force qui fait le vainqueur ». En affirmant le lien avec la Torah et les valeurs morales qu’elle articule, ils rendent au juif son libre arbitre. Ils en font ainsi un homme libre, un homme qui peut choisir entre le bien et le mal. Car c’est ce choix qu’abdiquaient les assassins d’Auschwitz en « exécutant des ordres »; c’est ce choix dont ils voulaient priver – au nom de l’État – l’humanité entière.
Des milliers de ces juifs, y compris ceux qui habitent en Israël, s’opposent à l’idée même d’un État juif. Ils rejettent comme fausse la croyance que l’État d’Israël représente une rédemption après la tragédie la Shoah. Ils dénoncent le recours à la force que fait cet État et déplorent la violence chronique qu’a engendrée son implantation en Terre sainte. Les adversaires du sionisme partagent avec les sionistes les plus ardents le sentiment que l’État d’Israël est en péril. Créé afin de pourvoir aux juifs un refuge et un lieu d’épanouissement national, ce Etat est devenu le lieu le plus dangereux pour les juifs, ce qui semble confirmer les prédictions les plus graves des rabbins anti-sionistes formulées au tout début du sionisme. C’est pourquoi les opposants juifs au sionisme ne voient dans l’aventure sioniste qu’une suite de la tragédie dont fait partie la Shoah. Ils sont convaincus que cette aventure ne peut être que de courte durée et ils prient pour que le démantèlement de l’État sioniste n’entraîne plus aucune violence. Loin d’être naïfs, ils savent qu’un groupe aussi petit comme les juifs doit chercher l’entente et la paix plutôt que la domination militaire. Contrairement à beaucoup de sionistes, la leçon qu’ils tirent de la Shoah n’a rien à voir avec le recours à la force.
L’auteur est professeur d’histoire à l’Université de Montréal; son dernier ouvrage « Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme » vient de paraître en néerlandais sous le titre « De Naam van de Thora, de geschiedenis van de antizionistische joden”, Antwerpen: Houtekiet, 2006, 336 pp..