Juifs et Israël : une confusion à éviter

Yakov Rabkin
septembre 2009

Septembre 2009.

Juifs et Israël : une confusion à éviter

Yakov Rabkin

Le récent éditorial (« Le monde est Stone…», le 11 septembre 2009) démontre que son auteur, Mario Roy, est soit mal informé, soit, ce qui serait pire, veut mal informer ses lecteurs. En déplorant la politisation de certains festivals de films, il s’en prend à ceux qui protestent au TIFF, le festival qui se déroulent actuellement à Toronto, contre ce que Monsieur Roy qualifie comme des « films tournés par des juifs ». À le lire, on croirait que ces protestataires seraient des ogres antisémites. Or l’éditorialiste nous apprend qu’une des initiatrices de la protestation est nulle autre qu’une juive, l’auteure célèbre Naomi Klein. Donc il ne s’agit point de juifs, car ils sont des deux côtés de cette controverse. Contre quoi proteste alors Naomi Klein en compagnie d’autres juifs comme l’auteur et universitaire canadienne Judy Rebick et le cinéaste israélien Udi Aloni?

Ils protestent contre l’utilisation du TIFF par l’État d’Israël qui a déclenché depuis quelque temps une campagne d’embellissement d’image (rebranding) de l’État sioniste. L’idée est simple et efficace : présenter Israël comme un pays branché et moderne afin de faire oublier ce que cet État, et le mouvement sioniste qui l’avait fondé, ont fait – et continuent de faire – à la population locale palestinienne. C’est ainsi que le TIFF a mis en vedette la ville de Tel-Aviv, fondée il y a un siècle par des colons sionistes venus d’Europe. Les protestataires n’appellent à boycotter ni le festival, ni les films israéliens qui s’y présentent (ni encore moins « des films tournés par des juifs », comme le dit l’éditorialiste). Ils demandent que le TIFF se détache de la campagne de promotion d’une ville qui, comme l’admet un des co-directeurs du festival Cameron Bailey, constitue « un terrain contesté ».

Monsieur Roy n’a qu’à feuilleter toute une littérature qui porte sur l’opposition juive au sionisme pour ne plus confondre les juifs et les sionistes. Le sionisme et l’État d’Israël divisent les juifs, tout comme l’idée de l’indépendance politique du Québec divise les Québécois.

Nombreux sont les juifs qui sont déchirés par la contradiction entre le judaïsme qu’ils croient toujours professer et l’idéologie sioniste qui s’impose sur eux. Certains demandent publiquement si l’État-nation ethnique, assiégé en permanence au Moyen-Orient, est « bon pour les juifs. » Beaucoup sont préoccupés par le fait que le sionisme militant détruit les valeurs morales juives et met en danger les juifs en Israël et ailleurs. À Montréal, comme ailleurs au pays, ce genre de préoccupation anime l’association Les voix juives indépendantes (http://www.independentjewishvoices.ca/).

Une profonde division s’est développée entre les défenseurs sionistes d’Israël et les juifs, laïques et religieux, qui rejettent ou remettent en question le nationalisme ethnique de l’État d’Israël. Les uns donnent leur appui automatique à l’État qui incarne pour eux un triomphe de la volonté collective et une garantie de la survie juive. Les autres croient que l’idée même d’un État réservé aux juifs, et le prix humain et moral qu’il exige, va a l’encontre de tout ce que le judaïsme enseigne, en particulier les valeurs clés de l’humanité, de la compassion et de la primauté des valeurs morales.

Les clivages sur Israël et le sionisme sont si aigus qu’ils peuvent diviser les juifs de manière aussi irrémédiable que lors de l’avènement du christianisme il y a deux millénaires. Le christianisme, qui incarne une lecture grecque de la Torah, s’est par la suite détaché du judaïsme. Comme le christianisme, le sionisme, reflétant une lecture nationaliste de la Torah et de l’histoire juive, en est venu à fasciner de nombreux juifs. Il reste à voir si la rupture entre ceux qui s’en remettent à la tradition morale juive et les convertis au nationalisme juif peut un jour être réduite.

C’est pourquoi il est aussi imprécis que dangereux d’appeler Israël « l’État juif » ou « l’État hébreu », ce que fait régulièrement La Presse. Dangereux pour les juifs car il associe les juifs d’ici et le judaïsme qu’ils pratiquent à ce que représente et commet l’État d’Israël à des milliers de kilomètres du Québec. Mais aussi dangereux pour nos libertés car on essaie d’étouffer tout débat sur Israël en assimilant les critiques, même les plus courtoises, à l’antisémitisme. C’est ce que promeut actuellement la Coalition parlementaire canadienne de lutte contre l’antisémitisme. Le sujet d’Israël devient alors «délicat» qu’il vaut mieux éviter car personne n’a envie de passer pour antisémite. C’est exactement ce que visent les alliés inconditionnels d’Israël qui, par ailleurs, ne sont pas tous juifs. Monsieur Roy, peut être sans s’en rendre compte, joue leur jeu.

L’auteur enseigne l’histoire à l’Université de Montréal depuis 1973; son livre Au nom de la Torah: une histoire de l’opposition juive au sionisme (PUL) a été traduit en huit langues et nommé finaliste pour le Prix du Gouverneur général.

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