Rédigé pour Le Devoir (Montréal) en septembre 2006.
Fausse attribution
L’article d’opinion de mon ancien professeur d’hébreu Jean Ouellette (Le Devoir 11 août 2006) fait référence à mon livre « Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme » et à sa récente traduction en anglais. Tout en le remerciant de son attention, je tiens à souligner qu’il est imprécis lorsqu’il attribue à mon livre l’idée d’un seul État entre le Jourdain et la Méditerranée. Cette idée continue, en effet, faire son chemin dans la société israélienne, voire parmi ses élites qui se rendent compte que la victoire écrasante de la colonisation sioniste ne laisse plus de place pour un État palestinien viable. Mais mon livre ne traite guère de cette question.
Plutôt, il met en relief l’opposition que suscite le projet sioniste, depuis son apparition à la fin du 19e siècle, dans les cercles religieux juifs réfractaires à accepter la réduction de l’identité juive – ancrée dans un judaïsme par définition transfrontalier – à une simple identité étatique. J’y cite mon collègue israélien Boaz Evron qui nous rappelle que « l’État d’Israël, et tous les États du monde, apparaissent et disparaissent. L’État d’Israël aussi, bien évidemment, disparaîtra … Mais je suppose que le peuple juif existera aussi longtemps que la religion juive existera. L’existence de cet État ne présente aucune importance pour celle du peuple juif… Les juifs dans le monde peuvent très bien vivre sans lui. »
Le sionisme et l’État d’Israël ont profondément changé l’image que beaucoup de juifs ont d’eux-mêmes et qu’ils projettent dans le monde. Sur ce plan, la rupture est plus prononcée que dans le cas de tout autre groupe dont des élites – en espérant de mieux préserver le peuple – aspirent ou accèdent à l’indépendance. Mais en essayant de préserver le peuple de cette façon, on a fini par le changer au point de le rendre méconnaissable, en plus d’en faire le foyer d’un conflit militaire chronique. Tous conviennent que le sort de ce projet conceptuellement occidental au sein du Moyen-orient reste incertain.
La Torah ne s’adresse aux juifs que comme à une population pilote dont l’exemple devrait instruire, inspirer et influencer d’autres humains. Les protagonistes de mon livre, tous des juifs pieux, gardent jalousement leur identité tout en s’opposant à l’idée même d’un « État juif ». Cette position en apparence paradoxale fait réfléchir. C’est pourquoi mon livre paru en français aux Presses de l’Université Laval il y a à peine deux ans est actuellement disponible en six langues. Comme dit le poète Leonard Cohen, « there’s a crack in everything, that’s how the light gets in…»
Yakov M Rabkin
Professeur d’histoire
Université de Montréal
yakov.rabkin@umontreal.ca