Est-ce que toute opposition au sionisme est antisémite?

Yakov Rabkin
juilllet 2004

Publié en allemand dans le Süddeutsche Zeitung, le 10 juillet 2004.

Est-ce que toute opposition au sionisme est antisémite?

Yakov M Rabkin[i]

Dans les pays occidentaux, toute remise en question du sionisme est suspecte. Si les mises en question de certaines politiques d’Israël sont parfois tolérées, l’on délégitime toute critique du sionisme, tout doute à l’égard du bien-fondé de l’État d’Israël. Certains dictionnaires américains incluent dans leur définition de l’antisémitisme toute « opposition au sionisme et à l’État d’Israël ».

En effet, les sionistes se présentent, depuis plus d’un siècle, comme l’avant-garde du peuple juif tout entier, les politiciens israéliens parlent de plus en plus souvent « au nom du peuple juif ». La presse est habituée à se référer à « l’État juif » ou à « l’État hébreu ». Certains vont jusqu’à décréter que toute menace à la survie de l’État d’Israël est une menace à la survie des juifs partout dans le monde. Le sionisme apparaît donc comme la culmination de l’histoire juive, son apothéose. Or, la réalité s’avère plus complexe.

Shlomo Avineri, auteur d’un ouvrage important sur l’histoire intellectuelle du sionisme et ancien directeur général du Ministère des affaires étrangères d’Israël, reconnaît qu’il serait, dans ses propres termes, banal, conformiste et apologétique d’insérer le sionisme dans « le lien étroit avec la Terre d’Israël » que les juifs entretiennent depuis 2000 ans. Il s’agirait plutôt d’une transformation radicale, d’une rupture dans la conscience juive, pas d’une suite logique de siècles de soupirs pour la Terre Sainte.

Rappelons que le sionisme s’inspire surtout des nationalismes européens du 19e siècle. Le nouveau projet paraît alors révolutionnaire, reste marginal et provoque un rejet immédiat au nom de la Torah, au nom des valeurs morales qu’elle véhicule. Ce rejet est d’autant plus significatif qu’il ne peut à aucun cas être qualifié d’antisémite : c’est la majorité des rabbins et des intellectuels juifs de renom qui rejettent le sionisme. Lorsque les premiers colons sionistes débarquent en Palestine au tournant du 20e siècle, ce sont les juifs autochtones plutôt que les Arabes qui les ostracisent sans compromis.

La proclamation de l’État d’Israël en 1948 approfondit cette déchirure dans la continuité juive. Ceux qui maintiennent la tradition du judaïsme maintiennent leur opposition au nouveau projet de société, au nouveau concept du juif, à l’immigration massive en Terre Sainte et au recours à la force pour y établir une hégémonie politique.

Selon Yosef Salmon, expert israélien de l’histoire du sionisme :

« Le sionisme a posé la plus grave menace parce qu’il visait à voler à la communauté traditionnelle tout son patrimoine, tant dans la diaspora qu’en Eretz Israël, lui enlever l’objet de ses attentes messianiques. Le sionisme défiait tous les aspects du judaïsme traditionnel : dans sa proposition d’une identité juive moderne et nationale; dans la subordination de la société traditionnelle à des styles de vie nouveaux; dans son attitude envers les concepts religieux de diaspora et de rédemption. La menace sioniste a atteint chaque communauté juive. Elle était implacable et frontale, et l’on ne pouvait lui opposer qu’un rejet sans compromis. »[1]

Le livre que je viens de publier trace une histoire de cette résistance à la menace « implacable et frontale » du sionisme. Le sociologue israélien Joseph Hodara considère ces courants antisionistes, tant sur le plan démographique qu’idéologique, une menace plus fondamentale que l’hostilité arabe et palestinienne, qui, par ailleurs, ne fait que consolider la société israélienne.

Les détracteurs juifs du sionisme ne constituent pas aujourd’hui un groupe homogène: il comprend des juifs « ultra orthodoxes » et réformés, Israéliens et juifs de la diaspora. Leur rejet du sionisme s’accompagne d’un souci constant de préserver la vie humaine en Terre sainte qui, à la différence des structures sionistes de l’État, leur est très chère. Un rabbin antisioniste, tout en décriant l’État sioniste comme une révolte dangereuse condamnée à un échec sanguinaire, affirme que « l’on ne peut bâtir les espoirs d’un peuple en brisant ceux d’un autre peuple. » Il déplore que l’identification avec l’État d’Israël aurait remplacé chez d’aucuns le système des valeurs propres au judaïsme – la miséricorde et l’humilité – par les idéaux propres à bien des nationalismes – l’égoïsme et la fierté nationale.

Ceux parmi les juifs pieux qui critiquent publiquement le sionisme le font convaincus que la Torah les oblige à agir ainsi. À cet égard, il y aurait deux obligations qu’impose la Torah. La première est d’empêcher la profanation du judaïsme. Étant donné que l’État d’Israël instrumentalise le judaïsme, ces juifs se sentent obligés d’expliquer au public, surtout aux non juifs, qu’ils considèrent frauduleuse toute assimilation du sionisme au judaïsme. La seconde obligation découle du précepte de préserver la vie humaine. En mettant en relief le rejet judaïque du sionisme, ils veulent éviter que l’on fasse des juifs du monde des otages des politiques israéliennes et de leurs conséquences. Ils insistent que l’État d’Israël soit connu comme « l’État sioniste » et non comme « l’État  juif » ou « l’État hébreu ». Ce serait d’autant plus justifié que, en raison de l’enthousiasme messianique des millions d’évangélistes à travers le monde, surtout aux États-Unis, on retrouve moins de juifs que de chrétiens parmi les partisans inconditionnels d’Israël.

On remet de plus en plus en question la légitimité de ceux que l’on appelle d’habitude « les représentants de la communauté juive » : représentent-ils leurs coreligionnaires locaux ou l’État d’Israël ? Cette interrogation prend une importance accrue lorsque les hostilités en Terre Sainte acquièrent un caractère chronique. L’association automatique des juifs à l’État d’Israël est efficace pour la promotion et la défense du sionisme. Il serait aussi efficace pour la promotion de l’antisémitisme dont la recrudescence récente serait causée par le conflit entre l’État d’Israël et les Palestiniens. Le journal israélien Haaretz se fait l’écho de ces préoccupations:

« Qu’il s’agisse de l’ignorance apathique, du manque de solidarité ou d’un point de vue cynique qui considère l’accélération de demandes d’immigration comme le seul objectif à viser, Israël, qui se prend pour gardien des juifs du monde, peut bien découvrir qu’il est la source de tous leurs malheurs. »

Selon cette logique, la défense inconditionnelle d’Israël pour laquelle « les représentants de la communauté juive » engagent les juifs intensifie l’antisémitisme, ce qui, à son tour, justifie le sionisme et rend l’État d’Israël indispensable comme police d’assurance. Un rabbin réformé déplore cette « politique suicidaire pour l’avenir de la diaspora ». Ils expriment la conviction que l’État d’Israël représenterait le plus grave danger pour les juifs, tant en Israël qu’en diaspora. Depuis la destruction du Second temple de Jérusalem par les Romains il y presque deux millénaires, les juifs n’auraient jamais « mis tous leurs œufs dans le même panier », ils n’auraient jamais bloqué – en pleine conscience du danger – toutes les sorties de secours. Ce qui explique la participation de plusieurs rabbins aux récentes initiatives internationales qui, en encourageant la réconciliation et l’empathie mutuelle, proposent d’inclure tous les habitants de la Terre sainte – du Jourdan à la Méditerranée – dans un seul État dont ils seront des citoyens à part égale. Ces initiatives reconnaissent le fait que, à part la période entre 1948 et 1967, les habitants de la Terre sainte ont toujours vécu à l’intérieur d’un même cadre étatique.

En effet, selon l’intellectuel israélien Boaz Efron, hypothéquer l’avenir des juifs sur le sort d’un État sioniste serait risqué car toute organisation politique est par définition temporaire et transitoire:

« L’État d’Israël, et tous les États du monde, apparaissent et disparaissent. L’État d’Israël aussi, bien évidemment, disparaîtra dans cent, trois cents, cinq cents ans. Mais je suppose que le peuple juif existera aussi longtemps que la religion juive existera, peut-être pour des milliers  d’années encore. L’existence de cet État ne présente aucune importance pour celle du peuple juif… Les juifs dans le monde peuvent très bien vivre sans lui.»

Il reste à voir si la rupture entre le judaïsme et le sionisme est définitive. Mais il n’y a aucun doute que taxer d’antisémite toute opposition au sionisme est à la fois imprécis et injuste.


[1] Yosef Salmon, «Zionism and Anti-Zionism in Traditional Judaism in Eastern Europe», dans Shmuel Almog, et.al., dir. Zionism and Religion, Hanover, NH, Brandeis University Press et University Press of New England, 1998, p. 25.


[i] L’auteur est professeur titulaire au Département d’histoire à l’Université de Montréal, Québec, Canada. Il est auteur de plusieurs livres dont le dernier s’intitule Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004.

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