L’article d’opinion, véritable cri du coeur, écrit par mon ancien professeur d’hébreu Jean Ouellette dans Le Devoir le mois dernier, déplore le débat de plus en plus ouvert dont fait l’objet Israël dans les médias, tant les nôtres que ceux d’Israël. Ses mythes fondateurs, si tenaces des décennies durant, s’effondrent un après l’autre. Dans ce contexte, il fait référence à mon livre Au nom de la Torah: une histoire de l’opposition juive au sionisme et à sa récente traduction en anglais. Tout en le remerciant de l’attention qu’il y porte, je dois dire que c’est à tort qu’il associe le succès de mon livre à l’idée d’un seul État entre le Jourdain et la Méditerranée. Cette idée continue, en effet, à faire son chemin dans la société israélienne, voire parmi ses élites, qui se rendent compte que le recours à la violence les condamne à un État de guerre permanent. Ils constatent que la victoire écrasante de la colonisation sioniste et la force prépondérante sur laquelle elle s’appuie ne laissent plus de place pour un État palestinien viable. Mais mon livre ne traite guère de la configuration politique de la Terre sainte et ne propose point d’«éliminer Israël».
Plutôt, il met en relief l’opposition interne, c’est-à-dire juive, que suscite le projet sioniste et démontre que l’État d’Israël ne fait point l’unanimité parmi les juifs. Depuis l’apparition de ce projet à la fin du XIXe siècle, d’importants cercles intellectuels juifs restent réfractaires à la réduction de l’identité juive — ancrée dans un judaïsme universel — à une simple identité étatique. J’y cite l’historien israélien Boaz Evron, qui nous rappelle que «l’État d’Israël et tous les États du monde apparaissent et disparaissent. L’État d’Israël aussi, bien évidemment, disparaîtra […] L’existence de cet État ne présente aucune importance pour celle du peuple juif […] Les juifs dans le monde peuvent très bien vivre sans lui.»
Il est indéniable que le sionisme et l’État d’Israël ont profondément changé l’image que beaucoup de juifs ont d’eux-mêmes et qu’ils projettent dans le monde. Il s’agit d’une rupture plus prononcée que dans le cas de tout autre groupe dont des élites — en espérant mieux préserver le peuple — aspirent ou accèdent à l’indépendance. Comme le voulaient les pères fondateurs du sionisme, une nouvelle identité a vu le jour en Israël qui n’a guère de ressemblance avec le juif de la diaspora, qu’ils ont tant méprisé.
Personnellement, je partage l’admiration que manifeste M. Ouellette à l’égard du dynamisme intellectuel et scientifique de la société israélienne, et je crois sur parole son appréciation de la vie nocturne à Tel-Aviv. Mais le fardeau que l’idéologie sioniste impose à cette société en prétendant qu’elle représente les juifs du monde entier et constitue «l’État juif» condamne cette société à la violence systémique. Cette violence est incontournable car l’idéologie sioniste cherche à maintenir coûte que coûte la majorité juive, ou plus exactement la majorité non arabe, tout en étendant les frontières. La récente attaque à Gaza n’est que la plus récente manifestation de cette violence dont la source est le recours à la force que font les sionistes dès le début de leur implantation en Palestine. Il faut rappeler que cette force se dirige contre tous les Palestiniens qui s’opposent au projet sioniste: musulmans, chrétiens et juifs. Ainsi, en 1924, les sionistes abattent de sang-froid Jacob De Haan, qui organisait une délégation de rabbins devant exprimer à Londres, alors la puissance mandataire, leur rejet catégorique des ambitions sionistes en Palestine.
Le caractère insensé de la violence, qui ne fait qu’engendrer plus de violence en Terre sainte, indigne beaucoup de juifs. C’est le message de Munich, le dernier film de Steven Spielberg, qui partage avec plusieurs cinéastes israéliens, dont Eytan Fox (Tu marcheras sur l’eau) et Avi Mograbi (Pour un seul de mes deux yeux), la même sensibilité juive qui rejette la violence. Ce qui distingue le film de Spielberg est son origine: un juif américain envoie un message de compassion et d’espoir à ses frères assiégés en Terre sainte. À travers un de ses protagonistes, Spielberg rappelle que «la vocation du juif est d’être juste» plutôt que de se comporter comme ses ennemis. Sur ce plan, Spielberg projette sur l’écran une remise en question du sionisme et de ses rapports avec la continuité juive. Est-ce que le sionisme est la culmination de l’histoire juive, l’accomplissement de son rêve messianique ou bien une rupture ponctuelle et stérile? Depuis quelques années, plusieurs auteurs juifs critiquent ouvertement le sionisme (voir les titres: Real Jews, Prophets Outcast, Wrestling with Zion, The Question of Zion, The Myths of Zionism).
La Torah ne s’adresse aux juifs que comme à une population-pilote dont l’exemple devrait instruire, inspirer et influencer d’autres humains. Les protagonistes de mon livre, surtout des juifs pieux, gardent jalousement leur identité tout en rejetant l’idée même d’un «État juif». Cette position en apparence paradoxale fait réfléchir beaucoup de monde à notre époque d’identités multiples. Une recension faite par l’écrivain québéco-italo-parisien Fulvio Caccia en est le plus récent exemple (http://www.combats-magazine.net/article.php3?id_article=249). C’est pourquoi mon livre, paru en français aux Presses de l’Université Laval il y a à peine deux ans, est actuellement disponible en six langues et continue d’attirer l’attention d’éditeurs étrangers, y compris en Israël.
La remise en question du sionisme et de son rôle dans la fomentation de la violence qui accompagne l’État d’Israël est légitime, voire indispensable. Que mon ancien professeur d’hébreu le veuille ou non, le poète Leonard Cohen a eu raison: «There’s a crack in everything, that’s how the light gets in… »