Paru dans La Presse (Montréal) en février 2002.
COLONS MALGRÉ EUX
Par Yakov M Rabkin
L’auteur est professeur titulaire au Département d’histoire de l’Université de Montréal
L’attaque contre un autocar à côté de Naplouse il y a quelques semaines, qui s’est soldée par dix morts et quelques dizaines de blessés, soulève un des grands problèmes de la société israélienne. Ce problème est lié à la tradition volontariste des sionistes de « créer des faits sur le terrain », de peupler et ainsi occuper des territoires afin de les « judaïser » au-delà de toute possibilité de compromis territorial avec les Palestiniens. L’autocar était rempli de juifs pieux, qui voyageaient de Bnei Braq, la citadelle du judaïsme ultra-orthodoxe et un faubourg de la grande Tel Aviv, à une ville, certes, plus petite, mais également réservée à ce groupe le plus visible du judaïsme contemporain (dont la présence à Outremont est, par ailleurs, bien connue de nos lecteurs). Ce qui caractérise ce groupe est un certain recul par rapport à la modernité, tant en habillement, qu’en comportement et en mœurs.
En termes politiques, ce groupe est largement non-sioniste, presque tous vont jusqu’à rejeter cette idéologie moderne, qui est le fondement même de l’État d’Israël. Pour eux, qui sont pourtant pleinement conscients du précepte biblique d’habiter la terre d’Israël, le sionisme est traditionnellement vu comme une révolte contre « les nations » et donc contre l’ordre divin, une tentative d’assimilation collective, un blasphème, voire une abomination dirigée contre la volonté divine. Certains de leurs leaders, tous rabbins vénérés, avaient vigoureusement protesté contre l’établissement de l’état par la force en 1948 mais, avec le temps, cette opposition sans compromis a laissé la place à des arrangements de toutes sortes avec les sionistes qui avaient fondé l’état et qui l’ont largement dirigé depuis. En plus, il faut rappeler que ce judaïsme ultra-orthodoxe (qui se nomme en hébreu « haredi » ou tremblant devant Dieu) n’est point monolithique et consiste en des mouvements différents, chacun suivant son propre chef spirituel.
Un des derniers grands chefs et un opposant farouche du sionisme, le Rabbin Eliezer Szach est décédé il y quelques semaines à Bnei Braq à l’âge de 107 ans. Ses funérailles ont attiré près d’un demi-million de personnes, en grande majorité eux aussi haredis. Quelques jours après son enterrement, la ville de Bnei Braq change le nom d’une artère urbaine importante et lui attribue le nom du Rabbin Szach. Le symbolisme de cette mesure n’a échappé à personne car auparavant la rue, comme la rue principale dans la plupart des villes d’Israël, portait le nom de Théodore Herzl, le fondateur du sionisme politique. Ainsi le nom de Herzl fut effacé de la carte municipale de Bnei Braq pour céder l’honneur à celui qui était un ennemi juré du sionisme. Alors, que font ces juifs non-sionistes au milieu des territoires arabes contestés à côté de Naplouse, dans une zone que les militants nationalistes considèrent comme le front principal du sionisme d’aujourd’hui?
A LA RECHERCHE DE LOGEMENT ABORDABLE
Ariel Sharon, à l’époque Ministre de l’habitation, a plus que doublé le nombre de colons juifs dans les territoires de Judée et Samarie. C’était un véritable coup de génie. Auparavant, les collines peu hospitalières de cette région biblique attiraient surtout les nationalistes-sionistes les plus motivés, que l’on voit souvent sur nos écrans de télévision en train d’expliquer la justice de l’occupation. Leur arrivée dans la région après 1967, accompagnée souvent d’expropriations de terrains appartenant à des Arabes, a petit à petit provoqué une opposition de la population locale, souvent assez violente, voire meurtrière. Mais dans un Israël de plus en plus prospère et bourgeois, il y avait de moins en moins de bénévoles prêts à peupler les territoires pour la simple idée de vivre « là où jadis marchait Joseph ». Mais là où l’idéalisme s’essoufflait, Sharon a fait marcher les leviers financiers. Il a trouvé un réservoir de population à Bnei Braq, la ville la plus pauvre d’Israël qui n’arrivait plus à loger des familles, en moyenne avec sept ou neuf enfants mais avec un revenu très bas. La même situation prévalait dans les quartiers haredis de Jérusalem. C’est en offrant à cette population démunie et politiquement marginale des nouvelles possibilités de logement abordable que Sharon a réussi à établir plusieurs villes ultra-orthodoxes dans les territoires. La plupart des hommes dans ces villes font des études talmudiques à plein temps, ce qui, en outre, leur donne une exemption de l’armée israélienne. En effet, très peu parmi eux font le service militaire et le culte de la force leur est parfaitement étranger. Ils habitent dans ces zones tendues tout en faisant abstraction des idéaux qui animent les colons sionistes plus modernes et donc plus belliqueux.
Mais par ce coup de génie, Sharon acquiert au camp nationaliste les haredis par définition non-sionistes qui se sont installés dans les territoires ainsi qu’une grande partie de leur parenté qui reste à l’intérieur des frontières de 1967. En effet, il est difficile de voter pour ceux qui promettent de rendre votre maison ou la maison de vos enfants, de vos petits-enfants et de vos arrière-petits-enfants aux Arabes. C’est ainsi que Sharon, qui reste par ailleurs fidèle à la tradition sioniste de souche et mène une vie ouvertement laïque, a trouvé une alliance de convenance avec une importante partie de la population haredi.
La pratique sioniste avait dirigé beaucoup de groupes démunis et marginalisés vers des situations de danger permanent. Les fondateurs de l’état plaçaient des masses de nouveaux immigrants, surtout en provenance des pays arabes, dans les zones frontalières du nouvel état, en les exposant ainsi à la violence presque quotidienne de la part des armées et des terroristes arabes. Cette réalité violente en faisait vite des sionistes dévoués, tout d’abord simplement dévoués à préserver leurs foyers. Si dans les premières décennies de l’état, l’on peuplait des territoires par mesures administratives, à l’heure du capitalisme triomphant ce sont des prêts hypothécaires sans intérêt et des rabais sur les prix d’appartement qui placent des colons pauvres dans des appartements décents mais, en même temps, dans un état de danger de vie constant. Effectivement, ils deviennent otages d’une pratique sioniste qui se sert d’eux pour atteindre ses propres objectifs politiques et militaires.
La vie dans l’hostilité inhérente à leur présence dans les territoires change leur perspectives politiques mais aussi religieuses. Le recours à la force pour conquérir la terre biblique reste, pour la plupart d’entre eux, illégitime sur le plan judaïque. Mais il devient légitime, voire obligatoire lorsqu’il s’agît d’autodéfense immédiate. Et même si les haredis, pères de grandes familles pieuses, ne représentent guère une force militaire, leur rapport au recours à la force change inévitablement sous l’influence de leur situation menacée. Tandis que les Israéliens laïques s’éloignent progressivement des idéaux du sionisme et votent pour une gauche cosmopolite, les haredis sont de plus en plus pris dans une logique sioniste qui en fait des otages des « faits sur le terrain ».
La violence incessante des derniers mois est un grand défi à leurs convictions religieuses. Continueront-ils à se fier à la providence divine plutôt qu’à la force militaire? Suivront-ils les nationalistes juifs qui voient dans l’État d’Israël la réalisation du projet messianique ou garderont-ils la conviction de feu Rabbin Szach selon qui le sionisme est une déformation flagrante des principes du judaïsme? La position des haredis dont la croissance démographique est la plus importante parmi les juifs, devient un facteur puissant dans la crise actuelle que traverse la société israélienne.