Juillet 2007.
Au nom de qui agit Bnai Brith ?
Par Yakov M Rabkin
L’article de Mario Cardinal “Les pressions de Bnai Brith” (Le Devoir le 26 juillet) soulève plusieurs questions importantes. L’auteur affirme son droit de critiquer Israël comme n’importe quel autre État étranger. Ce droit est fondamental pour notre démocratie. Pourtant, lorsqu’il s’agit d’Israël, nos politiciens, y compris Jocelyn Coulon auquel s’en prend Bnai Brith, deviennent exceptionnellement prudents. Il est temps de dire haut et fort que L’État d’Israël ne représente point les juifs du Canada. La société israélienne épouse des valeurs dont certaines avaient cours au Canada d’antan, mais qui vont à l’encontre de nos lois et coutumes d’aujourd’hui. Ne serait-ce que la semaine dernière, le parlement israélien approuve, en première lecture, une loi qui réserve aux juifs le droit d’acheter des terres appartenant au Fonds national juif. (Cet organisme, qui bénéficie au Canada du statut d’organisme de charité ayant droit aux déductions fiscales, a été l’arme principale de la colonisation sioniste depuis plus d’un siècle.) En réaction à ce vote, le quotidien israélien Haaretz titrait son éditorial «L’ État juif est raciste ». Quel journal au Canada, oserait-il choisir un titre pareil ? Bnai Brith a tellement fait peur à nos élites qu’elles marchent sur des œufs lorsqu’il s’agit d’Israël.
Bnai Brith, et le lobby sioniste dont il fait partie, pratiquent le chantage émotif en renforçant l’amalgame que d’aucuns font entre Israël et les juifs, entre toute critique d’Israël et l’antisémitisme. Or, cet amalgame est faux. D’un côté, il n’y point d’unanimité parmi les juifs en ce qui concerne Israël, de l’autre, ce sont des chrétiens fondamentalistes, et non les juifs, qui constituent depuis plusieurs années le pilier principal du lobby sioniste. Par ailleurs, les communautés juives installées à Outremont sont en majorité non ou anti-sionistes. Les identités juives de leurs membres reflètent la continuité juive et ne dépendent guère d’Israël et du sionisme qui représentent une rupture dramatique contre cette continuité.
Amalgamer tous les juifs dans « la communauté juive » est commode mais dangereux. Les organismes qui prétendent représenter cette communauté imaginaire ne parlent qu’au nom d’une poignée d’activistes qui les appuient et les financent. En fait, les citoyens canadiens n’ont plus besoin d’un intermédiaire pour parler en leur nom. C’est une valeur fondamentale de notre société démocratique. On n’a plus besoin d’un Bnai Brith pour défendre les juifs : les chartes canadienne et québécoise, les tribunaux et les commissions des droits de la personne défendent les droits de tous les citoyens. C’est pourquoi Bnai Brith a trouvé depuis quelques décennies une autre vocation : défendre l’État d’Israël et, en taxant ses critiques d’antisémites, étouffer tout débat sérieux sur Israël et le sionisme. En s’érigeant en gendarme du discours politique « au nom de la communauté juive », ce que fait Bnai Brith risque d’intensifier l’antisémitisme contre lequel cet organisme est censé lutter.
Nous vivons dans une société libre et Bnai Brith a le droit de s’adonner à cette nouvelle vocation. Mais, il faut comprendre que cet organisme ne représente que lui-même et un trou béant discrédite son engagement pour les droits humains : les droits des Palestiniens bafoués quotidiennement par ceux que Bnai Brith s’efforce de défendre à tout prix.
Finalement, il est curieux que lorsque Bnai Brith qualifie Coulon d’ « anti-américain », le lobby israélien se mette à défendre les Etats-Unis. Notre voisin du sud, est-il à ce point démuni qu’il ait besoin de Bnai Brith pour défendre ses politiques au Canada ? Or, la position de Bnai Brith reflète le phénomène que l’on observe depuis quelque temps aux Etats-Unis. À la veille des dernières élections présidentielles, plusieurs organismes qui prétendent toujours représenter les juifs américains avaient prêté un soutien indéfectible au Président Bush. Or, les juifs américains ont voté à 75% contre Bush … exactement comme les musulmans américains. Bnai Brith et ses homologues des deux côtés de la frontière représentent plutôt la droite nationaliste israélienne et leurs alliés néo-conservateurs et conservateurs de chez nous. Il faut juste se souvenir que leurs activités, légitimes au même titre que toute autre forme lobbying, n’ont aucun rapport ni aux juifs, ni au judaïsme.
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L’auteur est professeur titulaire au Département d’histoire à l’Université de Montréal et associé au CERIUM; son dernier livre s’intitule Au nom de la Torah : une histoire de l’opposition juive au sionisme (Presses de l’université Laval).