Auteur: Patrice Sabater
Yakov Rabkin, Israël et la Palestine – Rejets de la colonisation sioniste au nom du judaïsme. Paris, avril 2024. Editions i littérature. 64 pages. 7,50 €
Plus que jamais, il est essentiel d’intégrer le discours de l’antisionisme judaïque dans les débats sur le passé, le présent et l’avenir de l’Etat d’Israël, de son rapport au peuple palestinien et du Monde arabe en général ; et surtout après le tragique évènement du 7 octobre 2023. Ce n’est pas la seule question qui soit au centre du débat public en Israël, dans la communauté juive internationale, et dans les chancelleries.
Depuis de nombreuses années, Yakov Rabkin interpelle la communauté juive, israélienne et internationale sur l’attention à porter sur l’ensemble de la communauté juive le danger d’un sionisme à tout crin. L’auteur est professeur émérite au Département d’Histoire à l’Université de Montréal où il a enseigné depuis 1973. Ses champs d’intérêt incluent l’histoire juive contemporaine et l’histoire des sciences. Il a publié plusieurs livres et plus de deux cents articles, portant sur les rapports entre les religions et les sciences. Son analyse s’attache à lire les actions de l’État d’Israël dans son rapport au Judaïsme, et au monde multiple qui l’entoure. Il s’intéresse également aux aspects politiques des religions et du dialogue interreligieux.
La société israélienne est en pleine mutation depuis quelques années. Ce que l’on appelait jadis la Gauche a quasiment disparu ou survit de façon résiduelle laissant la place à des formes plus identitaires, conservatrices, sionistes virulentes influençant le droit à s’arroger des terres (les implantations) ; y compris en Cisjordanie. Les sionistes de Gauche recherchaient la justice sociale, et soutenaient les initiatives de paix avec les Palestiniens. Ce sionisme progressiste et laïc est en train d’agoniser sous nos yeux. S’il est juste de critiquer aujourd’hui les franges extrémistes du pays, il ne faut pas non plus oublier la politique menée par les Travaillistes au pouvoir pendant des décennies. Par exemple, en refusant la décision de l’ONU de laisser les réfugiés Palestiniens retourner dans leurs foyers. Des méthodes de dépossession des terres de ces derniers les ont maintenus sous un régime militaire. Le « national-judaïsme » est devenu l’idéologie pour bon nombre de colons qui, depuis le début de la guerre contre Gaza, ont intensifié le harcèlement, la dépossession et des exactions contre les Palestiniens en Cisjordanie. Que deviennent les otages dans ces conditions ? Le bombardement de Gaza a révélé le caractère d’Israël comme colonie de peuplement, et mis à jour sa pratique de l’exclusion et de l’oppression. A-t-il raison sur tout ?
Le gouvernement Nétanyahou a été composé de personnalités politiques qui ne cachaient pas leurs visions en exigeant des initiatives pour diminuer la présence et les droits des Palestiniens. En estimant qu’il fallait affaiblir le contrôle judiciaire des pouvoirs, ils ont provoqué des manifestations de masse à Tel Aviv et dans l’ensemble du pays. La colonisation des Territoires occupés en 1967 continue à réduire à néant la possibilité d’une paix, et la « solution à deux États ». Les Occidentaux feignent d’y croire encore quand tout laisserait penser que ce rêve s’éloigne de plus en plus… Faut-il chercher une autre forme de coexistence ? Rien n’est moins sûr. Dans un précédent livre, l’auteur estimait que « l’écart entre les citoyens arabes et non arabes d’Israël est particulièrement prononcé, le revenu moyen des seconds étant trois fois supérieur à celui des premiers. Les Arabes israéliens, qui constituent 20 % de la population, ne possèdent que 3 % des terres. Cet écart est observé également dans les dépenses en éducation et en soins de santé. La mortalité infantile est deux fois plus élevée chez les enfants arabes de moins de 12 mois ». C’est dans ce contexte que s’est inscrit le drame du 7 octobre par les actes barbares du Hamas.
L’implacable dureté de l’assaut d’Israël sur Gaza a conduit de nombreux juifs dans le monde, en particulier les jeunes, à refuser toute association avec l’État d’Israël. Rester dans le silence sans dénoncer la réponse brutale d’Israël à l’attaque cruelle du Hamas était impossible. Des juifs ultra-orthodoxes antisionistes se sont mêlés aux manifestations d’appui aux Palestiniens dans le monde entier. Ils estiment que l’État sioniste n’est pas simplement une « appropriation » de leurs symboles et de leur identité juive, mais qu’il est en plus à l’origine d’un conflit sanglant dans lequel souffrent des juifs et des Palestiniens innocents.
Dans ce nouvel opus, l’auteur critique Israël en tant qu’Etat en remontant le fil de l’Histoire et en faisant ressortir les évènements qui ont conduits à ce que nous connaissons actuellement. C’est à la fois une critique théologique du judaïsme, et sur « les rapports qu’entretiennent les juifs avec la Terre d’Israël (…) (D’ailleurs) bien qu’elle occupe une place privilégiée au sein de l’identité juive, jamais avant le sionisme, les juifs n’ont fait, dans leur histoire, le moindre effort pour s’y établir en masse. (…) Aujourd’hui pour les juifs pratiquants, l’espoir messianique demeure intact ; il n’est point affecté par la concentration physique de millions de juifs en Israël ». (p. 5)
Rabkin montre comment le sionisme qu’incarne Israël marque une rupture profonde dans la tradition judaïque en dénonçant cette idéologie sioniste en tant qu’idéologie contraire au judaïsme orthodoxe. Il critique les politiques de l’État d’Israël à l’égard des Palestiniens. La critique de l’acte politique et du projet du Premier Ministre actuel est aussi importante que l’hostilité arabe et palestinienne ; d’autant plus qu’elle est portée par les courants chrétiens et évangéliques extérieurs (américains). Ce soutien a donné droit à une (ré-)interprétation de la Bible au sein de la culture anglosaxonne faisant émerger « une espèce de sionisme chrétien ». Dans cet esprit, la Shoah a pu légitimer la présence israélienne en Palestine (droit des juifs de la diaspora de s’installer en Israël). Ce nouvel Etat aux idéaux plutôt « socialistes », communautaires, fraternels est devenu une formidable machine de guerre. Le déplacement et l’oppression des Palestiniens par Israël nourrissent leur haine plutôt que la paix. C’est ainsi que l’auteur interprète le sionisme comme une perversion du judaïsme. Il voit dans la création d’Israël une erreur tragique, la source principale des conflits au Moyen-Orient et du ressentiment des Arabes contre l’Occident. Pour lui, la voie politique qu’Israël a choisie est autodestructrice. Pour l’avenir, il rêve d’un État binational et fédératif à l’intérieur duquel Israéliens et Palestiniens pourraient vivre côte à côte, dans le respect mutuel et la volonté de travailler ensemble.
La communauté israélienne est divisée dans ses aspects multiples (Libéraux, orthodoxes…). Les uns défendent Israël tandis que les autres rejettent l’idée même d’un « État juif pour les juifs ». Pour la plupart, le « droit d’Israël à exister » est fondamental afin d’assurer durablement la sécurité physique des juifs israéliens. « L’opinion dominante israélienne ignore, voire se moque, des plaidoyers bien intentionnés des sionistes libéraux, une espèce en voie de disparition, pour « sauver Israël de lui-même ». (p 50). L’imaginaire, la victimisation, le sentiment d’être juste et dans le vrai prévalent ; mais la paix ne pourra exister que lorsque tous les Palestiniens et les Juifs israéliens jouiront de droits égaux dans un État, deux États ou un Etat fédéral. Cela arrivera lorsque la trêve, la paix et la reconstruction de Gaza seront d’actualité.
La construction s’est faite sur l’héritage européen en usant de la violence et de la force dont les événements actuels sont un choc en retour. Rabkin analyse comment les sionistes ont favorisé un détournement de la religion au profit d’intérêts politiques et stratégiques avec toutes les confusions et les amalgames qui en ont résulté. Répertoriant les causes profondes de la spirale de la violence basée sur des « mythes bibliques », Israël semble ne plus avoir de limites. Les solutions de paix existent, mais elles sont de plus en plus ténues et difficiles à mettre en place. Peut-être que le retour aux racines profondes du judaïsme, qui n’est pas d’abord attachées à une terre mais à une communauté spirituelle vers laquelle tous devraient tendre en sortant d’une idéologie ternie et d’une idolâtrie menant à une culture de la violence et de la répression, pourra ouvrir un Chemin…
Ce livre prend à contre-pied la pensée communément admise qui prévaut dans la communauté. Il faut un certain courage pour parler à contre-courant. Peut-être est-ce le seul signe d’optimisme, de rêve ou d’utopie que l’on peut se permettre aujourd’hui en attendant des jours meilleurs, et qu’une vraie et définitive solution arrive… enfin ! A lire.