Israël : la colère des pacifistes

Yakov Rabkin
31.1.2024
L'Actualité

Monde

Fabrice de Pierrebourg

31 janvier 2024

Particulièrement nombreux parmi les victimes des attaques du 7 octobre dernier, les Israéliens pacifistes sont maintenant tiraillés entre l’incompréhension, la rage, la tristesse… et la quête de vengeance.

La nuit tombe sur la terrasse semi-couverte qui fait face aux portes-patio des chambres du service de réadaptation d’un hôpital de Tel-Aviv. Avida Bachar, un quinquagénaire trapu, nous y accueille en fauteuil roulant. Sa jambe droite est amputée à la hauteur du genou. La gauche est balafrée de cicatrices.

Dans sa chambre, une planche de surf est adossée à un mur, à côté de son lit. C’est celle de son fils, Carmel, 15 ans, tué le 7 octobre dans la maison familiale au kibboutz Beeri, à quatre kilomètres à peine de l’enclave palestinienne. Avida Bachar a aussi perdu sa femme, Dana, dans l’attaque du Hamas. Seule leur fille, Hadar, 13 ans, s’en est tirée relativement indemne physiquement. Rien qu’à Beeri, 93 hommes, femmes et enfants, soit 10 % des habitants, ont été tués ce jour-là, et ont été 29 kidnappés.

« J’ai toujours cru en la paix et en l’humain, commence le père de famille. Mais l’ennemi a changé. Ce n’est plus seulement le Hamas ou le Djihad islamique, même leurs enfants nous ont attaqués. Trois générations nous ont attaqués ! »

Avida Bachar se souvient de chaque minute à partir de la première alerte « couleur rouge » qui a retenti dans les haut-parleurs à 6 h 30, suivie de messages paniqués dans le groupe WhatsApp du kibboutz.

Chaque maison proche de la bande de Gaza, assujettie par Israël à un blocus depuis 2007 — en réaction à la prise du pouvoir par le Hamas cette année-là —, dispose d’une pièce aux murs renforcés contre les tirs de roquettes. « Nous nous sommes enfermés dans notre pièce sécurisée, raconte Avida Bachar, le souffle court. Vers 8 h 30, on a entendu des coups de poing sur la porte avec des “Ouvrez !” en arabe. J’ai répondu : “Allez-vous-en !” Ils ont tout de suite tiré des salves de kalachnikov à travers la porte. Carmel a été atteint au bras et à la main. Son sang s’est mis à gicler… Il est tombé. Ils ont recommencé à tirer. J’ai été touché à chaque jambe. Je me suis effondré sur le sol. Les terroristes criaient : “Brûlez-les ! Pas d’otages !”»

Avida voit encore sa fille au milieu de tout ce chaos utiliser leurs trois cellulaires pour appeler sans relâche au secours. L’air devenait irrespirable, à cause de la fumée commençant à s’infiltrer sous la porte. « On a plaqué des serviettes mouillées d’urine sur notre visage. En vain. On suffoquait. Puis, par une petite brèche, ils ont réussi à jeter trois grenades qui ont atterri sur le canapé, qui a absorbé une partie du souffle. “C’est la fin”, a murmuré Dana avant d’être fauchée mortellement par une rafale d’AK-47. »

Vers midi, c’est l’état de santé de Carmel qui s’est dégradé. « Il m’a dit : “Papa, tu mettras ma planche de surf dans ma tombe.” Je lui ai répondu : “Tiens bon, l’armée va venir.” Il est mort vers 17 h. Je l’ai allongé à côté de sa mère. Ma fille, qui avait des éclats de grenade dans les jambes, était en pleurs. Elle me suppliait : “Ne me laisse pas seule, papa…” »

À 19 h 30, soit une douzaine d’heures après le début de l’attaque, un soldat de l’armée israélienne a passé sa tête et a dit à ses collègues : « C’est un massacre ici ! »

Avida Bachar faisait partie jusque-là de cette frange importante de la société israélienne sensible à la cause palestinienne. Nombre des habitants de son kibboutz, notamment la défunte militante pro-paix canadienne Vivian Silver, tuée la même journée, à l’âge de 74 ans, tentaient d’ailleurs d’améliorer concrètement le sort de leurs voisins gazaouis. Mais là comme ailleurs en Israël, les attaques du 7 octobre ont secoué les appuis au processus de paix, qui depuis ont chuté spectaculairement au niveau le plus bas (24,5 %) depuis 2001, selon l’Institut israélien de la démocratie, et à peine 17 % des Israéliens estiment qu’il faut se préoccuper du sort des civils de Gaza. Du côté palestinien, le Hamas semble plus populaire que jamais, en particulier en Cisjordanie (une enclave pourtant dirigée par l’Autorité palestinienne, ennemie du Hamas) ; en effet, 72 % des sondés du Centre palestinien de recherche sur les politiques et les enquêtes (PSR) ne désapprouvent pas les attaques du 7 octobre.

Aujourd’hui brisé, Avida Bachar a rejoint ceux qui adhèrent à la brutale loi du talion envers Gaza et sa population. D’autres sont désormais tiraillés entre l’incompréhension, un sentiment de gâchis, la désillusion, la colère…

Dans sa chambre d’hôpital, le rescapé affirme qu’« aucune négociation n’est possible » avec les Palestiniens. « La seule option est de tout raser à Gaza et même d’empoisonner les poissons. Ensuite, on pourra rebâtir Beeri sans être obligé de se construire une pièce sécurisée ! »

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Sur les 260 kibboutz qui s’étendent de la frontière sud avec l’Égypte jusqu’au nord limitrophe du Liban, une vingtaine sont disséminés dans le périmètre immédiat de la bande de Gaza. Cette proximité avec l’enclave palestinienne en a fait des cibles de choix le 7 octobre dernier.

Ces kibboutz (« ensemble », en hébreu), communautés agricoles fondées sur un idéal socialiste collectiviste, sont indissociables de l’histoire d’Israël. Gonflées par des vagues d’immigration juive, constituées essentiellement de jeunes Européens imprégnés de la révolution bolchevique de 1917, ces communautés ont essaimé sur des terres achetées par des institutions du mouvement sioniste (idéologie nationaliste en faveur de l’existence d’Israël) peu avant la déclaration d’indépendance d’Israël, en 1947. La justice sociale résumée par la formule « De chacun selon ses moyens à chacun selon ses besoins » dictait la vie des kibboutz.

« Le socialisme et le sionisme sont les deux racines des kibboutz », explique Yuval Achouch, sociologue et professeur au Western Galilee College, à Acre, en Israël. « Mais progressivement, le sionisme s’est imposé aux dépens du socialisme et le kibboutz est devenu la structure la plus efficace pour réaliser le but du mouvement sioniste.

« C’est dans les kibboutz proches de Gaza que l’on est le plus enclin aux positions humanistes de gauche et le plus favorable à la solution à deux États, a constaté le professeur. Leur proximité a permis un militantisme et une aide directe à certains habitants de Gaza. Car ce sont eux qui étaient le plus à plaindre, à cause du régime cruel [du Hamas] et de leur faible niveau de vie. » Mais, tempère-t-il, le nombre de familles qui ont pu en profiter et se sentir redevables était négligeable en proportion des 2,3 millions d’habitants.

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Barricadée dans sa maison du kibboutz Netiv HaAsara le 7 octobre dernier, Roni Keidar, 79 ans, a reçu plusieurs textos d’amis de Gaza inquiets pour elle. L’un d’eux lui a écrit en substance : « Reste en sécurité, Roni. On a besoin de toi. »

Deux mois plus tard, réfugiée dans un coin paisible de la banlieue de Tel-Aviv, la militante pour la paix au sourire délicat retient difficilement ses larmes lorsqu’elle raconte cette histoire. Car à son grand désarroi, la riposte israélienne à l’attaque du Hamas transforme Gaza en champ de ruines funeste.

Roni et son mari, Ovadia, 82 ans, des horticulteurs, ont été secourus après être restés terrés pendant 12 heures dans leur pièce sécurisée. Mais 21 habitants de Netiv HaAsara, dont deux voisins, sont morts sous les balles et les grenades des assaillants ayant surgi à l’aube, en paramoteurs, par-dessus les hauts murs en béton censés protéger cette communauté de 900 habitants établie à quelques centaines de mètres au nord de l’enclave palestinienne.

Malgré la sidération et la douleur, Roni tente de réfléchir sereinement à ce qui s’est passé le 7 octobre. « C’étaient nos voisins… », dit-elle en parlant des assaillants. Même si elle convient que le Hamas doit être « puni avec sévérité », elle préfère ne pas regarder les images des bombardements de Gaza, qui la bouleversent.

« Cette spirale de violence ne mène nulle part, croit-elle. Deux mois ou deux ans s’écoulent, puis ça recommence. En pire. Et tout le monde en paie le prix. Nous devons plutôt tous accepter que nous pouvons vivre ensemble. »

Sioniste affirmée, la militante dit néanmoins avoir toujours pensé, « peut-être par naïveté », que l’amitié entre leurs deux peuples n’avait rien d’utopique, et que les liens qu’elle avait tissés au fil des années pouvaient s’affranchir de la clôture qui isole Gaza.

Alors Roni Keidar s’est impliquée dans quelques organisations pacifistes parmi une myriade, dont celles qui offraient avant la guerre une aide concrète, en particulier Road to Recovery. Ses volontaires transportaient des malades palestiniens, surtout des enfants, de Gaza ou de la Cisjordanie vers des hôpitaux en Israël, mieux équipés. Elle milite également au sein de Women Wage Peace (WWP), association qui, avec ses 45 000 membres, se présente encore aujourd’hui comme « le plus grand mouvement populaire pour la paix » en Israël. WWP est aussi membre du Forum des ONG pour la paix, qui chapeaute près de 120 organisations de toutes tailles dévouées à une résolution pacifiste du conflit israélo-palestinien.

Fondé par « une douzaine de femmes et mères » en 2014 après la guerre de 50 jours menée par Israël à Gaza, WWP se revendique apolitique, au contraire d’autres organisations pacifistes traditionnellement plus ancrées à gauche, comme Shalom Arshav (La paix maintenant), explique Pascale Chen, adhérente de la première heure et responsable des relations avec les pays francophones.

Ses initiatrices, poursuit-elle, voulaient combler un vide dans la société civile israélienne en cassant un vieux clivage « artificiel et contre-productif » où la droite serait le camp de la sécurité et la gauche, celui de la paix. « À part les extrémistes, tout le monde en Israël désire la paix et la sécurité. »

Le mouvement tablait donc sur la représentativité de ses membres juives, musulmanes, chrétiennes — pratiquantes ou non — ou athées, issues de tous les horizons politiques, pour « influencer le gouvernement et parvenir à un accord de paix diplomatique juste et durable avec les Palestiniens. Avec la pleine participation des femmes ». Et quelle que soit la nature de cet accord. « Nous soutiendrons toute solution, celle à deux États ou une autre, tant qu’elle sera acceptée par les deux parties et qu’elle mettra fin au cycle des violences », poursuit Pascale Chen.

Elle constate que de nombreuses membres, surtout les survivantes des localités attaquées par le Hamas, s’interrogent désormais sur leur engagement pacifiste. « Certaines expriment des positions radicales, d’autres sont déboussolées ou davantage dans la douleur. Mais cette guerre va s’arrêter et il faut penser au lendemain, dialoguer et trouver un accord avec les Palestiniens modérés et pragmatiques. Notre ennemi, c’est le Hamas. Pas les Palestiniens. » Et ce jour arrivera peut-être, croit-elle, si le Parti de l’unité nationale, centriste et favori dans les sondages pour remplacer Benyamin Netanyahou une fois la guerre terminée, remporte les prochaines élections.

***

Rencontré à Tel-Aviv, en marge d’une manifestation hebdomadaire en soutien aux otages et en faveur d’un cessez-le-feu, Alon Pauker, 57 ans, raconte Beeri, son « petit paradis verdoyant qui, en quelques minutes le 7 octobre, est devenu un enfer noir ».

Pour l’homme « de gauche partisan de la paix », il est impératif de « couper la tête du serpent », parce que la « cohabitation ne sera plus jamais possible avec le Hamas ». Mais « il faut absolument donner de l’espoir aux Palestiniens de Gaza », ajoute-t-il. Constat partagé par Roni Keidar : « Les gens désespérés sont dangereux, car ils n’ont plus rien à perdre. »

Comme Alon Pauker et Avida Bachar, Maayan Barkai et sa famille ont survécu à l’attaque de Beeri. Deux mois plus tard, l’homme de 43 ans a accepté de nous conduire dans son kibboutz meurtri, maintenant une zone soumise à autorisation de l’armée. Moment émotif pour celui qui, à l’instar d’autres rescapés, est hébergé dans un hôtel.

Une fois franchi le portail jaune, vu maintes fois sur les images des caméras de surveillance ayant filmé l’intrusion des combattants palestiniens, on pénètre dans un monde fantomatique.

En progressant vers son cœur, il est facile d’imaginer ce « paradis vert » d’avant, aux allures de village de vacances avec sa piscine extérieure remplie d’enfants, ses terrains de sport, son restaurant de type buffet et ses habitations proprettes disséminées sous des arbres, alignées le long d’allées bordées de pelouses fleuries.

Désormais, Beeri transpire l’effroi. Des secteurs entiers sont dévastés. Façades percées de trous d’obus, toitures incendiées, vélos d’enfants écrasés, chaises de jardin renversées, impacts de balles sur les murs, tous des vestiges du carnage.

Maayan déroule sobrement la chronologie des 20 heures de terreur dans la chambre de leurs cinq enfants, qui faisait aussi office de pièce sécurisée : les assaillants qui leur hurlent de sortir, jettent une grenade contre la porte qu’il bloque avec l’énergie du désespoir, les tirs entendus chez leurs voisins du dessus, les « cris terribles » en provenance de l’extérieur.

Puis, l’incendie violent qui commence à dévorer leur maison. Et eux qui attendent le tout dernier moment pour s’extirper du brasier, espérant que les attaquants les croient brûlés vifs, et courir vers la maison d’à côté miraculeusement épargnée.

Le récit de Maayan Barkai est couvert par les tirs des blindés postés à proximité et ceux des missiles air-sol d’hélicoptères d’attaque Apache pilonnant Gaza.

Les pieds plantés dans les débris calcinés de sa maison, Maayan Barkai verbalise sa déception et sa « colère » : « Ici, nous avons essayé [d’aider les Palestiniens]. Quand j’étais plus jeune, j’allais à Gaza et des Gazaouis venaient ici. On leur donnait de l’argent, car on savait que leur vie était difficile. Chaque semaine, mon cousin conduisait des enfants palestiniens à l’hôpital. Au bout du compte, ça n’a rien changé. Être pacifistes ne nous a pas épargnés. »

Le 7 octobre a « changé [sa] vision des choses ». Parce que « ce ne sont pas que des miliciens du Hamas qui nous ont attaqués, justifie-t-il, mais aussi des gens ordinaires, même des jeunes avec des machettes, qui ont déferlé dans leur sillage pour tuer, torturer, violer, piller ».

Maayan Barkai n’esquive pas les questions sur le très lourd bilan humain à Gaza, qui devrait ébranler les pacifistes comme lui. « On sait que le prix à payer est énorme. Et que les gens de Gaza sont captifs du Hamas. Il ne s’agit pas de vengeance, mais d’éliminer ceux qui ont voulu nous tuer. Notre armée ne tue pas des bébés intentionnellement. Mais ici, [les assaillants] ont tué délibérément nos enfants. »

Il est également conscient que les images de destruction, d’enfants blessés, mutilés et tués par milliers à Gaza risquent de créer une « nouvelle génération d’extrémistes ».

Après le choc des attentats du 7 octobre, les mois de bombardements sur Gaza et les milliers de morts qui ont suivi, aucune réconciliation entre Israéliens et Palestiniens ne sera envisageable « avant au moins une génération », croit Maayan Barkai.

Roni Keidar pense aussi déjà à l’après : « C’est notre terre, mais elle n’appartient pas qu’au peuple juif. Ce petit coin de pays doit être celui de chacun d’entre nous, Palestiniens et Juifs. » Perçue par certains comme « une vieille femme rêveuse et naïve », elle se félicite de n’avoir jamais dérogé à ses convictions ni à son « franc-parler ». Même après ce sombre jour d’octobre. Elle se console en se disant qu’« au moins en Israël, contrairement à l’autre côté [Gaza], la liberté d’expression existe encore ».

Quant au discours pacifiste pro-palestinien et en faveur d’une solution à deux États (promue par les accords d’Oslo de 1993), est-il une chimère ou un vernis de bonne conscience, incompatible avec les fondements mêmes d’Israël ?

« Sionisme de gauche est un oxymore », tranche Yakov M. Rabkin, historien, professeur émérite d’histoire à l’Université de Montréal et auteur de plusieurs ouvrages sur Israël. « Beaucoup [des progressistes] oublient que l’État d’Israël, qui tend de plus en plus vers la droite nationaliste, est fondé sur l’exclusion et l’expropriation des Palestiniens. […] Le sionisme est un nationalisme ethnique et exclusif, importé de l’Europe de l’Est par les fondateurs du pays dans une Palestine bariolée issue de l’Empire ottoman. »

L’historien comprend le désarroi de certains militants pacifistes. Mais selon lui, « le scénario le plus humain, pour s’en sortir et assurer une sécurité pour tous, serait d’octroyer des droits égaux à tous ceux qui vivent du fleuve Jourdain à la Méditerranée, et de bâtir un vrai État moderne qui traiterait ses citoyens sans distinction d’origine et de confession. Bien entendu, il faudrait passer par le pardon et la compensation financière ».

Dans une tribune publiée par le quotidien Le Monde en novembre 2023, l’ex-ministre palestinien Shaddad Attili écrivait ceci : « Nous partageons l’eau, l’air et la Terre sainte. Il nous faut désormais résister au vertige et à l’ivresse de la vengeance en rétablissant le dialogue entre nos peuples. »

Au cœur de Tel-Aviv, sur une esplanade rebaptisée place des Otages, Yfat Faran, résidante d’un kibboutz proche de la Cisjordanie, brandit en silence une pancarte avec les photos de frères jumeaux kidnappés le 7 octobre. Les enfants d’un couple d’amis. « Ce qui est arrivé à ces jeunes Israéliens et aux enfants palestiniens de Gaza me brise le cœur », lâche cette partisane plus que jamais convaincue d’une solution à deux États. « Tout cela à cause des extrémistes de chaque camp. Et les extrémistes détestent les progressistes ! »

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