Quand une fenêtre sur l’Europe devient une porte sur l’Asie

Yakov Rabkin
13.6.2024
Le Devoir

Yakov Rabkin

L’auteur est professeur émérite d’histoire à l’Université de Montréal et associé au CERIUM, Centre d’études et de recherchesinternationales.Publié le 13 juin Idées

Idées

La conférence de presse du président russe, Vladimir Poutine , avec les directeurs d’agences depresse mondiales célébrée au début du mois a fait l’objet d’une couverture médiatique importante. L’attention s’est surtout portée sur la réponse qu’il a donnée à une journaliste britannique par rapport à l’utilisation éventuelle d’armes nucléaires dans le bras de fer actuel avec l’Occident (https://www.ledevoir.com/vladimir-poutine? utm_source=recirculation&utm_medium=hyperlien&utm_campaign=corps_texte). Or, c’est le cadre qui n’est pas moins important : le gratte-ciel le plus septentrional au monde, construit dans la banlieue deSaint-Pétersbourg par Gazprom, le principal conglomérat russe du secteur des hydrocarbures.

Le gratte-ciel porte le nom de Lakhta Centre, d’après l’ancien village où il est construit. C’est de Lakhta qu’un gigantesque rocher de granit avait été transporté sur huit kilomètres jusqu’au centre de la ville en1769-1770 pour devenir le piédestal de la majestueuse statue de Pierre le Grand, le fondateur de la ville.Le poète Alexandre Pouchkine l’a appelé le « Cavalier de bronze », et c’est ainsi que les citadins et lesvisiteurs appellent le monument depuis deux siècles.

Puisqu’on célébrait alors le 225-e anniversaire du poète, M. Poutine s’est rendu après la conférence depresse au lycée où a étudié Pouchkine. Au cours de cette visite, Vladimir Medinski, ancien ministre russe de la Culture, a montré à son patron une carte de l’Empire russe du XIX e siècle, dont l’Ukraine fait partie intégrante. Medinski, on s’en souvient, a dirigé la délégation russe lors des négociations de paixen 2022, processus brusquement interrompu par la partie ukrainienne.

C’est dans ce même poème que Pouchkine a inventé une autre expression, qui est devenue uneformule courante : « une fenêtre sur l’Europe ». En effet, Pierre a fondé la ville afin de faciliter l’accèsaux idées, à la culture, à la science et à la technologie européennes. C’est Étienne Maurice Falconet, recommandé à l’impératrice de l’époque, Catherine la Grande, par Denis Diderot, fer de lance desLumières en France, qui a conçu le Cavalier de bronze. En fait, la ville a été construite à l’origine largement par des architectes français, italiens et suisses.

C’est également un architecte européen, l’Écossais Tony Kettle, qui a conçu ce gratte-ciel de 462 mètresde haut. La tour de Gazprom surplombe le golfe de Finlande et symbolise la vocation de la ville en tantque fenêtre sur l’Europe. Or, les sanctions imposées à la Russie depuis 2014 ont rompu la plupart des liens avec le reste de l’Europe. Aujourd’hui, un voyage en avion vers la capitale finlandaise, Helsinki, quiprenait 52 minutes, dure près de 10 heures, et nécessite une correspondance à Istanbul, un détour deplus de 3000 km.

Le nouveau rideau de fer est plus étanche que son prédécesseur de la guerre froide. Sous Staline, auplus fort de la guerre de Corée, les trains reliaient la Russie à la plupart des pays européens. Sous Brejnev, pendant que les Américains combattaient les soldats vietnamiens équipés par les Soviétiques, des vols réguliers ont été inaugurés entre Moscou et New York.

Alors que la Russie voit sa fenêtre sur l’Europe murée, le pays se tourne vers l’est. La conférence depresse s’est tenue en marge du Forum économique international de Saint-Pétersbourg, un événement qui attirait jadis des dizaines de dirigeants européens ainsi que des secrétaires généraux des Nations unies et des présidents de la Commission européenne.

Cette année, le forum a accueilli autant de participants, soit plus de 21 000 personnes originaires de 139pays, mais surtout du Sud global, qui abrite la majorité de la population mondiale. Les participants occidentaux ont été moins nombreux, car les sanctions perturbent les relations économiques et les gouvernements de l’Occident découragent la participation. Dans un cas, trois officiers américains armés et en uniforme ont empêché un Américain en route pour Istanbul et Saint-Pétersbourg de monter à bord de l’avion à New York et ont saisi son passeport, apparemment sur ordre du département d’État américain.

Le forum de Saint-Pétersbourg incarne l’évolution actuelle du monde. Ce qui devait initialement être un moyen de punir la Russie en la coupant de ses partenaires occidentaux s’est avéré un mal pour un bien.Selon la Banque mondiale, cette année, la croissance économique de la Russie est supérieure à celle du reste de l’Europe. En outre, le dynamisme économique se trouve dans la partie orientale du continent eurasien, tandis que ses terres occidentales, dont la plupart sont membres de l’Union européenne, connaissent un ralentissement économique.

Il est ironique que ce pivot vers l’est soit mis en évidence par un événement qui se déroule à Saint-Pétersbourg, une ville à peine plus éloignée de Montréal et de New York que des frontières orientales de la Russie. L’ancienne fenêtre sur l’Europe devient ainsi une porte d’entrée vers l’Asie.

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